Figures de la parentalité dans la peinture occidentale et les arts visuels
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II - Les figures de la parentalité : Le jugement de Salomon ou le paradigme de la parentalité

 

L’histoire biblique est connue : deux prostituées qui vivaient dans la même maison se battent pour la possession d’un nourrisson. Elles avaient chacune un bébé, l’un d’eux est mort dans la nuit. Son petit cadavre est étendu devant le roi Salomon  qu’elles sont venues consulter. 
Elle prétendent toutes deux que l’enfant survivant est le leur. A cette époque, pas de test ADN, c’est donc Salomon qui va avoir le privilège régalien de trancher. Et c’est ce qu’il ordonne : «Qu’on tranche l’enfant vivant et qu’on en donne la moitié à l’une et la moitié à l’autre». Mouvement d’effroi du public présent.

 


Simon Vouet  
Etude pour l'enfant mort dans le Jugement de Salomon, qui appartient à la Tenture de l'Ancien Testament, commandée par le Roi pour le Louvre, et gravée par Tortebat en 1665

 


Simon Vouet      Etude pour l'enfant tenu tête en bas dans le Jugement de Salomon, qui appartient à la Tenture de l'Ancien Testament, commandée par le Roi pour le Louvre, et gravée par Tortebat en 1665.

Une mère se tord les mains et gémit, l’autre approuve la décision de Salomon  et vocifère : 
"Il ne sera ni à moi ni à toi, partagez ! »

A ce stade quelle différence avec le sacrifice d'Isaac ? Un enfant, un couteau, l’ordre d’un roi, une mère qui consent au sacrifice.

Un soldat attrape par un pied l’enfant vivant à sa mère putative. Il s’esclaffe et le tient pendu par le pied, la tête en bas. Il le présente braillant à l’assistance tel une pièce de gibier. Il dégaine son épée. Les autres soldats regrettent de ne pas avoir eu sa présence d’esprit et de manquer ce fait d’armes.  Salomon attend, il a posé ses mains sur les accoudoirs de son trône, le buste avancé,  prêt à se lever pour vaquer à d’autres occupations de roi. L’enfant crie, mais les cris déchirant d’une des femmes couvrent ses pleurs. Elle implore le roi :

"Monseigneur, qu'on lui donne l'enfant, qu'on ne le tue pas !  " 

Salomon se lève et déclare : "C'est elle la mère, qu'on lui donne cet enfant".

Salomon, par cette décision, ne sacrifie pas l’enfant sur l’autel de la possession d’état car son jugement distingue la maternité de la maternalité et dissocie la filiation naturelle de la parentalité. Il décide qu’une mère n’est pas mère parce qu’elle a mis au monde un enfant mais parce qu’elle l’aime, serait-elle une prostituée, et qu’elle saura le protéger même d’elle-même. Il aurait été dramatique pour l’humanité qu'au temps de Salomon un test ADN ait alors réduit définitivement les enfants à la chair de leurs parents.

"Le jugement de Salomon" Nicolas Poussin (1594-1665), Musée du Louvre, Paris

    C'est l'œuvre qui rassemble le mieux la complexité de cette scène mythique. L'apparente construction symétrique de ce tableau de Poussin est trompeuse. Elle sert à mieux mettre en évidence les oppositions entre les attitudes des deux mères, l'une qui implore, l'autre qui vocifère, entre l'enfant mort et l'enfant vivant, entre les réactions contrastées du public et des soldats. Un des soldats se détourne, usant sans doute de son droit de retrait devant le sacrifice qui se prépare. Les mains de Salomon, différentes dans leur expression traduisent chacune un des deux temps du jugement et l'intelligence qu'il cherche à avoir de l'âpreté des débats.
     Les deux enfants sont tête en bas et les bras tombants, mais l'un présente roseur et vigueur tandis que l'autre montre flaccidité et cyanose. Cette flaccidité cadavérique certifie la mort récente. La cyanose atteste d'une mort par suffocation lente. L'hypothèse d'une cardiopathie cyanosante létale n'est pas compatible avec l'absence d'hypotrophie : cet enfant était encore, il y a peu, bien portant. Cette représentation de Poussin est compatible avec la thèse de l'infanticide par étouffement pendant son sommeil développée par une des mères : "le fils de cette femme est mort une nuit parce qu'elle s'était couchée sur lui".
   
L'infanticide par étouffement est certainement la forme d'infanticide la plus répandue. En 1868 Ambroise Tardieu publiait ses "Études médico-légales sur l'infanticide" où il écrivait page 110 :

 

 

Le paradigme de la parentalité

    La décision de Salomon énonce le paradigme de la parentalité,  c’est à dire qu'une mère peut sacrifier sa place de mère pour que son enfant vive, se sacrifier à la place de l’enfant. C'est un renversement conceptuel total par rapport au sacrifice d'Isaac où l'enfant est de toutes les façons sacrifié, mort ou vif,  à l'économie mystique de son père. Cette mère est capable de donner ce qu’elle n'a pas : le pouvoir de faire vivre un enfant contre le pouvoir régalien de faire mourir. En d'autres termes, voilà le paradoxe de la parentalité  : c'est le renoncement à son exercice qui en constitue l'expression  la plus accomplie. C'est un saut éthique dans la culture humaine. Était-ce bien l'enfant de cette femme ? peu importe et Salomon a subverti cette question par sa décision : la mère, c’est celle qui aime.


 

 

Bible, Premier livre des Rois, chapitre 3 versets 16 à 28

" Alors deux prostituées vinrent vers le roi et se tinrent devant lui. L'une des femmes dit : "S'il te plaît, Monseigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison, et j'ai eu un enfant, alors qu'elle était dans la maison. Il est arrivé que, le troisième jour après ma délivrance, cette femme aussi a eu un enfant; nous étions ensemble, il n'y avait pas d'étranger avec nous, rien que nous deux dans la maison. Or le fils de cette femme est mort une nuit parce qu'elle s'était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils d'à côté de moi pendant que ta servante dormait; elle le mit sur son sein, et son fils mort elle le mit sur mon sein. Je me levai pour allaiter mon fils, et voici qu'il était mort ! Mais, au matin, je l'examinai, et voici que ce n'était pas mon fils que j'avais enfanté ! » Alors l'autre femme dit : "Ce n'est pas vrai ! Mon fils est celui qui est vivant, et son fils est celui qui est mort ! » et celle-là reprenait : "Ce n'est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant ! » Elles se disputaient ainsi devant le roi, qui prononce : " Celle-ci dit : " Voici mon fils qui est vivant, et c'est ton fils qui est mort ! " et celle-là dit : " Ce n'est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant ! " Apportez-moi une épée », ordonna le roi; et on apporta l'épée devant le roi, qui dit : "Partagez l'enfant vivant en deux et donnez la moitié à l'une et la moitié à l'autre. » Alors la femme dont le fils était vivant s'adressa au roi, car sa pitié s'était enflammée pour son fils, et elle dit: " s'il te plaît, Monseigneur ! Qu'on lui donne l'enfant, qu'on ne le tue pas ! » mais celle-là disait : "Il ne sera ni à moi ni à toi, partagez ! » Alors le roi prit la parole et dit: "Donnez I'enfant à la première, ne le tuez pas. C'est elle la mère. » Tout Israël apprit le jugement qu'avait rendu le roi, et ils révérèrent le roi car ils virent qu'il y avait en lui une sagesse divine pour rendre justice ."


On peut classer les représentations du jugement de Salomon dans la peinture classique en deux groupes, le premier avec les deux enfants représentés, le mort et le vivant, se centrant sur le conflit entre les deux femmes ;  le deuxième groupe centré sur le sacrifice de l'enfant, c'est à dire sur la décision de Salomon. L'analyse des diverses représentations permet d'imaginer des scénarios différents :

 

"Le jugement de Salomon", Pacchiarotto Giacomo (1474-1540), Avignon, musée du Petit Palais

Ce tableau est étonnant par l'ambiance policée et presque courtoise qui s'en dégage. Aucune effusion de sentiments, des gestes d'apaisement, des conversations calmes, une atmosphère de cour, sans passion. En arrière plan, un jardin exotique, sans doute imaginé d'après les récits des vieux croisés revenus deux siècles plus tôt du pays de Salomon. Le soldat qui doit trancher l'enfant parait expliquer à sa mère qu'il le fera proprement. Il lui fait l'article sur les qualités et l'efficacité de son magnifique poignard.  Elle lui retient quand même le bras, mais sans violence. 
Le seul qui semble effrayé est le nourrisson pendu par un pied dont personne ne semble se soucier.


 

 "Le jugement de Salomon", Valentin de Boulogne (dit Le Valentin), vers 1625, Musée du Louvre

 


Andrea Mantegna, Le Jugement de Salomon (vers1500), Musée du Louvre

 


Miniature représentant le "Jugement de Salomon"
Bible historiale Manuscrit sur vélin début XIV siécle
BMVR Troyes

le "Jugement de Salomon" Bible d'Utrech

 

 

Petit complément ; l'énigme Vouet-Poussin : qui a voulu copier l'autre ?

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