retour au sommaire

Expressions de la parentalité dans la peinture occidentale et les arts visuels
Docteur Daniel ROUSSEAU, pédopsychiatre attaché

    tiré  de "Les histoires de Jacob"
    Thomas Mann
Thomas Mann reprend au travers d'une conversation entre Benjamin et Jacob l'histoire du sacrifice
d' Isaac
 

         Le sacrifice d'Isaac
Rembrandt 

 

 

 

 Jacob caressant Benjamin      
 Rembrandt


"Il [Jacob] s'interrompit et ses doigts se détournèrent des cheveux de Joseph; l'enfant, levant les yeux, s'aperçut que le vieillard tressaillait, le visage entre ses paumes.
- Qu'arrive-t-il à mon seigneur? s'écria-t-il, bouleversé, en se mettant vivement debout et en levant les mains vers celles de son père, mais sans oser les effleurer. Il lui fallut attendre, implorer de nouveau. Jacob ne changea d'attitude qu'avec hésitation. Ses traits, quand il les découvrit, exprimaient un profond chagrin et par-dessus l'enfant ses regards scrutaient le vide.
- Je songeais à Dieu avec effroi, dit-il, et ses lèvres avaient peine à remuer. Je me suis figuré que ma main était la main d'Abraham et qu'elle posait sur le front de Yitzchak, j'entendais sa voix qui s'adressait à moi, et son ordre...
- Son ordre? demanda Joseph avec un geste d'oiseau, bref et lent, de la tête.
- L'ordre et les instructions, tu les connais, car tu connais les récits, répondit Jacob d'un ton défaillant, assis, plié en avant, le front appuyé contre ses doigts crispés sur le bâton. Je les ai entendus : "Est-Il moins puissant que Melech, le roi-taureau des Baals, à qui, dans la détresse, les hommes apportent leur premier-né, et que, certains soirs de fête secrète, on laisse les bras chargés de petits enfants? N'a-t-Il pas le droit d'exiger de ses fidèles ce que Moloch réclame des siens?" Il a donc exigé, et j'ai entendu sa voix et j'ai répondu : "Me voici". Et mon coeur a cessé de battre, mon souffle s'est arrêté. Et j'ai bâté un âne au matin et je t'ai emmené avec moi. Car tu étais Isaac, tout à la fois l'enfant de ma vieillesse et mon premier-né. Le Seigneur nous avait envoyé un sujet de rires quand il t'avait annoncé et tu étais tout pour moi, mon unique bien, et sur ta tête reposait l'avenir. Et voilà qu'Il te réclamait; Il en avait le droit, fût-ce contre l'avenir même. Alors j'ai fendu du bois pour le sacrifice, j'ai bâté l'âne et j'ai mis l'enfant dessus. Parti de Beér-Shéba avec mes serviteurs, je suis descendu pendant trois jours dans la direction d'Edom et du pays de Muzri et vers Horeb, sa montagne. et quand de loin m'apparut la montagne du Seigneur, et le sommet de la montagne, j'ai laissé en arrière l'âne et les serviteurs en leur enjoignant de nous attendre, je t'ai chargé du bois du sacrifice, j'ai pris la braise et un couteau, et nous sommes allés, seuls. et quand tu m'interpellas: " Mon père?" j'étais incapable de te dire : "Je suis là" car un gémissement involontaire s'échappait de ma gorge. et quand ta voix me dit: "Nous avons le bois et le feu, mais où donc est l'agneau du sacrifice?" je ne pus te répondre, comme j'aurais dû, que le Seigneur se pourvoirait lui-même. J'avais si mal, j'étais si malheureux, que j'aurais voulu que ma vie s'écoulât avec mes larmes, et je gémissais si fort que tu me regardais de côté; et quand nous atteignîmes l'endroit indiqué, je dressai avec des pierres la table du sacrifice, j'y entassai le bois, liai mon enfant avec des cordes et le posai dessus. et je pris le couteau, et de ma main gauche te couvris les yeux. Et comme je levai le couteau et en dirigeai le tranchant contre ta gorge, voici que le coeur me manqua devant le Seigneur, mon bras retomba, le couteau m'échappa et je m'écroulai sur le sol, la face contre terre; et je mordis la terre et l'herbe de la terre, je la frappai du pied et du poing en m'écriant: "Que ce soit Toi, Toi qui l'immoles, ô Seigneur exterminateur, car il est mon unique bien, mon tout, et je ne suis point Abraham, et mon âme défaille devant toi." Et, comme je me tordais et criais, voilà que le tonnerre gronda dans les cieux et s'en alla se perdre au loin. Et l'enfant me restait, mais je n'avais plus mon Seigneur, car je n'avais pas pu, non, non, même pour lui, pas pu"... gémit-il, en se tapant le front contre la main qui tenait le bâton.
- Alors, demanda Joseph, les sourcils froncés; au dernier moment, le coeur t'a manqué? Car enfin, continua-t-il en voyant que le vieillard détournait la tête en silence, l'instant d'après, la Voix aurait retenti et t'aurait crié : "Ne porte pas la main sur ce garçon, ne lui fais point de mal" et tu aurais aperçu le bélier dans les buissons.
- Je n'en savais rien, dit le vieillard, car j'étais comme Abraham et l'histoire ne s'était pas encore passée.
- Oh, mais tu disais que tu avais crié: "Je ne suis pas Abraham", répliqua Joseph en souriant. Or, si tu n'étais pas lui, c'est que tu étais Jacob, mon petit père, et c'était là une histoire ancienne dont tu connaissais le dénouement. Ce n'était pas l'enfant Yitzchak que tu avais attaché et que tu voulais immoler, ajouta-t-il avec son gracieux mouvement de tête. Mais c'est précisément l'avantage des époques postérieures que nous connaissions les cycles de la terre et les événements qui s'y sont déroulés ainsi que les histoires qui s'y rapportent, et que nos pères établirent avant nous. Tu aurais dû attendre avec confiance la Voix et le bélier.
- Tes arguments sont subtils, mais ils manquent de justesse, dit le vieillard à qui la discussion fit oublier sa douleur. D'abord, si j'étais Jacob et non Abraham, rien ne prouvait qu'il en irait comme autrefois, et j'ignorais si le seigneur ne voulait pas laisser s'accomplir ce qu'il avait jadis empêché. Et ensuite, dis-moi ce qu'aurait pesé ma force devant Lui, si j'avais compté sur l'ange et le bélier, et si elle ne m'avait pas été inspirée par mon obéissance et ma croyance que Dieu peut faire subir à l'Avenir l'épreuve du feu sans qu'il en souffre, que par son ordre les verrous de la mort sautent et qu'il est le maître de la Résurrection? et enfin, Dieu m'avait-il envoyé l'épreuve? Non, il l'a envoyée à Abraham qui a pu la supporter. Moi, je me suis infligé à moi-même l'épreuve d'Abraham, mon âme a défailli, parce que ma tendresse l'a emporté sur ma foi et je n'ai pas pu, gémit-il de nouveau, en inclinant encore une fois le front sur son bâton. après avoir présenté des arguments en faveur de son jugement, le sentiment reprenait ses droits.
- J'ai certainement dû proférer une absurdité, fit Joseph d'un air contrit, ma stupidité dépasse sans doute celle de la plupart des moutons et le discernement d'un chameau pourrait mieux soutenir la comparaison avec celui de Noé, le Très-Intelligent, qu'avec l'enfant étourdi que je suis. Ta remontrance me remplit de confusion et ma réponse n'en sera pas plus lumineuse, mais il semble à cet enfant naïf que, lorsque tu t'infligeais cette torture, tu n'étais ni Abraham ni Jacob; je tremble de dire, tu étais le Seigneur, qui éprouvait Jacob de la même manière qu'Abraham; tu possédais la sagesse du Seigneur et tu prévoyais à quel genre d'épreuve il voulait soumettre Jacob, c'est-à-dire celle qu'il n'avait pas fait subir jusqu'au bout à Abraham. Car il lui avait dit: "Je suis Moloch, le roi-taureau des Baals; apporte-moi ton premier-né". Mais, quand Abraham se mit en devoir de le lui offrir, le seigneur lui dit : "Suis-je donc Moloch, le roi-taureau des Baals? Non, je suis le dieu d'Abraham, dont la face n'est point pareille au champ ravagé par le soleil, mais plutôt au visage de la lune, et je ne t'ai pas donné cet ordre pour que tu l'exécutes, mais afin que tu connaisses que tu ne dois point l'exécuter, car c'est tout simplement une abomination à mes yeux; et d'ailleurs voici un bélier pour toi." Mon petit père s'est sans doute amusé à s'éprouver pour savoir s'il oserait ce que le Seigneur interdit à Abraham, et il est chagriné d'avoir découvert qu'il ne l'a point osé et ne l'oserait jamais.
- Comme un ange, dit Jacob, qui se redressa et secoua la tête avec attendrissement : "Tu parles comme un ange voisin du Trône, Jehosiph, enfant que m'a donné Dieu. J'aurais souhaité que Mami pût t'entendre. Elle aurait battu des mains, et ses yeux, qui sont aussi les tiens, auraient brillé de joie rieuse. Toutefois, si tes paroles contiennent une moitié de la vérité, l'autre moitié n'en subsiste pas moins dans les miennes, car j'ai manqué de confiance. Mais tu as accompli ta part de vérité avec grâce et l'as assaisonnée du sel de l'esprit, en sorte que ce fut un régal pour mon entendement et un baume pour mon coeur. D'où vient que les propos de mon enfant sont si subtils qu'ils déferlent allègrement sur les rocs de la vérité et tombent en clapotant dans un coeur qui bondit de joie?


Thomas Mann, Les Histoires de Jacob, traduit de l'allemand par L. Vic, Gallimard, NRF, 1935, pp 88-91.
 

retour au sommaire