Figures de la parentalité dans la peinture occidentale et les arts visuels
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La préoccupation maternelle primaire

(Les photos de famille de Benvenuto Tisi) 


Benvenuto Tisi, dit Il Garofalo "Madone à l'enfant" 1510 
Collezione Galleria d'Arte Studiolo - Milan

Benvenuto Tisi, dit Il Garofalo (1476, 1559), peintre attitré de la cour des Este à Ferrare (Italie) [4], a peint près d'une centaine de tableaux mettant en scène une femme et un bébé, essentiellement des vierges à l'enfant.  Les titres en sont religieux et comme cette "Madone à l'enfant",  ils auraient pu être tous traités à la façon des icônes en tant qu'illustration de l'histoire sainte. La vierge est dans une attitude de prière bien inhabituelle pour une mère face à son enfant (âgé de quelques jours à peine) et le paysage en arrière plan cherche à représenter une végétation exotique et aride qui n'existait pas dans l'Italie du nord.  La couleur orangée de la doublure du châle a son importance et trahit déjà une certaine subversion de cet exercice de style obligatoire comme nous le verrons plus loin.

Quelques tableaux sortent de ce cadre imposé et c'est ce qui fait tout leur intérêt : Il Garofalo peint ce qu'il voit et ce qu'il observe et non pas ce qu'il se devrait d'illustrer. Il Garofalo annonce les débuts de la peinture profane. Ils sont traités d'une façon naturelle voire naturaliste, bien avant l'invention de ce mot par Zola. Dans ces tableaux successifs, le bébé grandit et son univers s'élargit, d'autres personnages entrant en scène.

Dans cette série, la femme porte toujours la même robe rouge, le même châle bleu, une coiffe blanche et ses cheveux blonds sont nattés ou torsadés autour du visage. En arrière plan, le vert du paysage l'entoure tel un manteau. L'enfant, toujours nu, est blond et bouclé.

 

 


 

Peint à une époque où l'omnipotence de l'Église n'autorisait que la représentation de thèmes bibliques ou mythologiques, le titre de la scène est encore religieux : "Le Sommeil de l'Enfant Jésus" . Ce titre, le châle bleu de la mère et sa discrète auréole sont les seules concessions à ce cadre imposé, permettant au peintre de le détourner au profit d'une petite saga familiale.

Le bébé (âgé de quelques semaines) est endormi et cependant sa mère veille. Avec précaution, elle déplace légèrement le drap pour mieux le couvrir ou le découvrir, peut-être le protéger du soleil mais sans gêner son sommeil. Elle est toute absorbée dans son geste, sans un regard pour l'environnement et le paysage qui évoque le Piémont. La tenture verte en arrière plan est du même ton que la robe de la grand-mère maternelle dans les autres tableaux de la série.

 Elle sait s'adapter aux tout premiers besoins de ce petit enfant avec délicatesse et sensibilité. Même au cours du sommeil de l'enfant, elle lui assure un "continuum" dans la réponse à ses besoins vitaux  : gérer ce sommeil impromptu en évitant qu'il chute du berceau où il s'est endormi de guingois, éviter qu'il attrape chaud ou froid, que le soleil le gêne, faire le moins de bruit possible, manipuler le drap sans le réveiller, rester attentive sans se laisser distraire. Ce bébé est propre, bien nourri, son sommeil est paisible. Il vit dans des conditions matérielles confortables, la literie est impeccable. Elle lui offre donc un cadre sécurisant qui permettra à ce bébé d'acquérir un «sentiment continu d'exister» protégé de réactions trop vives aux immixtions de l'environnement, puisque filtrées par sa présence active de mère.

Winnicott, dans un texte princeps de 1956, a nommé cette période d'hypersensibilité maternelle aux besoins du bébé : "la préoccupation maternelle primaire" [ 3]. L'enfant qui n'en bénéficie pas peut ressentir une angoisse primitive gravissime avec le sentiment d'une «menace d'annihilation» mortifère.

Revenons au peintre et laissons notre imagination travailler : c'est sans doute un faire part de naissance. Monsieur le peintre Il Garofalo présente son petit garçon. Il n'a pas assez d'yeux pour contempler sa femme et ce magnifique fils. Il fait donc travailler ses pinceaux. Mais sa femme n'a d'yeux que pour le bébé qui ferme les siens, après avoir observé son père s'agiter avec sa palette.


Benvenuto Tisi, dit Il Garofalo (1476, 1559)
 "Le Sommeil de l'Enfant Jésus"
Musée du Louvre

Dans ce tableau, c'est le berceau (fabriqué par son père ?) qui est de couleur jaune orangée.

Les maisons sont cossues et l'intérieur de cette famille est joliment meublée. Les étoffes sont fines, le berceau est travaillé, la literie recherchée. Un jeune peintre pourrait-il disposer d'un tel patrimoine ? Sans aucun doute non. Mais Il Garofalo, épouse sur le tard en 1529 ou 1530, Caterina Scorperti, dont il aura une fille, Antonia en 1531, puis deux fils, Petrus et Hieronimus   en 1533 et 1536. Ce n'était plus alors un jeune homme mais un peintre établi. Il a vécu jusqu'à 85 ans et il est fort possible qu'il ait eu des petits enfants. 

Nous retrouvons notre "petit blondinet" frisé et sa maman, qui n'a changé que sa coiffe, aux alentours de ses 8 mois (la station assise est juste acquise). La cape de couleur orangée ne serait-elle pas celle de son père ? En arrière plan le vert du paysage fait un écrin à sa mère.



Ancienne Pinacothèque de Munich

Le thème de la famille est cher à Garofalo puisqu'on retrouve au musée des Beaux-arts d'Angers, le tableau "Sainte Famille, saint Jean et sainte Elisabeth" avec les mêmes personnages. Si Jésus, blondinet bouclé a grandit et commence à marcher, Marie porte toujours sa robe rouge, son châle bleu, sa coiffe blanche sur ses longs cheveux blonds et sa discrète auréole. Oui, c'est bien la même femme. Elle entoure toujours ce fils, âgé d'environ un an, d'une attention bienveillante et soutenue. Il est en recherche d'autonomie motrice et parait sûr de lui et entreprenant, elle est obligée à la fois de le contenir et de le soutenir.  Ce fils s'est développé harmonieusement grâce à l'attention paisible, bienveillante et continue de sa mère, bien différente d'une hyperprotection morbide.

Trois autres personnages entrent en scène : on peut supposer qu'il s'agit de la grand mère maternelle, toujours vêtue de vert, du père de l'enfant et de son frère aîné tous deux blonds et frisés comme le petit enfant. 

Il semble que Benvenuto Tisi ait représenté le père par la couleur jaune orangé, couleur de la cape qu'il porte dans de nombreux tableaux où il se met en scène, couleur de la doublure du châle de la mère, couleur du berceau ou encore couleur de la couverture de l'enfant dans les autres. S'il n'est pas présent physiquement il entoure la mère ou contient l'enfant par cette couleur.

La même observation peut être faite de la grand-mère maternelle représentée par la couleur verte de sa robe, mais sans doute  aussi par le vert de l'arrière plan du paysage, la couleur verte des tentures murales ou du tissu du trône. L'attitude de cette grand-mère, somme toute toujours présente, est toute de discrétion, un peu en retrait mais aidante. Elle libère sa fille de toute autre préoccupation que celle d'être disponible à son bébé et n'intervient pas dans la vie du couple. Elle s'occupe en priorité du frère aîné, dérangé par ce bébé de frère, mais qui trouve chez sa grand-mère soutient, limite et réconfort. L' attitude de ce grand frère illustre bien l'"invidia" décrite par Saint Augustin, qui n'est pas tout à fait la jalousie et que Mélanie Klein définit comme" le sentiment de colère qu'éprouve un sujet quand il craint qu'un autre ne possède quelque chose de désirable et n'en jouisse ; l'impulsion envieuse tend à s'emparer de cet objet ou à l'endommager." [1]


Benvenuto Tisi, dit il Garofalo (1476, 1559)
Sainte Famille, saint Jean et sainte Elisabeth
Musée des Beaux-Arts d'Angers

Benvenuto Tisi, dit il Garofalo
La Sainte Famille avec sainte Élisabeth et le petit saint Jean

Musée du Louvre (non exposé)

 

 

Le Musée du Louvre possède une autre version  de ce tableau intitulé "La Sainte Famille avec sainte Élisabeth et le petit saint Jean" (non exposé). Les auréoles ont disparu et hormis le titre la scène est plus profane. Le grand-frère y parait particulièrement mécontent et sa grand-mère fait de gros efforts diplomatiques pour le faire tenir tranquille. Un véritable instantané photographique.

La présence des mêmes modèles dans les différents tableaux à des âges successifs de l'enfant, en font une vraie saga familiale. Hormis la présence du père, la scène rappelle le tableau de Léonard de Vinci "La Vierge à l'Enfant avec sainte Anne" , datant de 1513 et exposé au Louvre. La proximité de la mère et de la fille y est frappante.

 

Une troisième version de la sainte famille est traitée dans une thématique plus religieuse, le paysage se voulant "méditerranéen", la mère porte l'enfant en le présentant à la manière des vierges à l'enfant, le père n'est plus le même personnage et reste en retrait mais porte la cape orange, tandis que Sainte Anne a quitté sa robe verte. Le grand-frère a trouvé un nouveau rôle : jouer avec son petit frère ou lui faire la leçon ?

La préoccupation maternelle primaire (Winnicott, D) :

Ma thèse est la suivante : dans la toute première phase, nous trouvons chez la mère un état très spécifique, une condition psychologique qui mérite un nom tel que préoccupation maternelle primaire par exemple. Il me semble que, ni dans notre littérature spécialisée, ni peut-être ailleurs, personne n'a encore prêté une attention suffisante à cet état psychiatrique très particulier de la mère, dont je dirais :
- qu'il se développe graduellement pour atteindre un degré de sensibilité accrue pendant la grossesse et spécialement à la fin 
- qu'il dure encore quelques semaines après la naissance de l'enfant ;
- que les mères ne s'en souviennent que difficilement lorsqu'elles en sont remises, et j'irais même jusqu'à prétendre qu'elles ont tendance à en refouler le souvenir.
    Cet état organisé (qui serait une maladie, n'était la grossesse) pourrait être comparé à un état de repli, ou à un état de dissociation, ou à une fugue, ou même encore à un trouble plus profond, tel qu'un épisode schizoïde au cours duquel un des aspects de la personnalité prend temporairement le dessus. J'aimerais lui trouver un nom adéquat et montrer combien on doit en tenir compte pour ce qui concerne la toute première phase de la vie du petit enfant. Je ne pense pas qu'il soit possible de comprendre l'attitude de la mère au début de la vie du nourrisson, si l'on n'admet pas qu'il faut qu'elle soit capable d'atteindre ce stade d'hypersensibilité - presque une maladie - pour s'en remettre ensuite. (C'est à dessein que j'emploie le mot «maladie», parce qu'une femme doit être en bonne santé, à la fois pour atteindre cet état, et pour s'en guérir quand l'enfant l'en délivre. Si l'enfant venait à mourir, l'état de la mère se révélerait brusquement pathologique. C'est le risque qu'elle court.)
    Tout ceci est contenu dans le terme « dévoué» que j'emploie quand je parle d'une mère « normalement dévouée à son enfant» (Winnicott 1949), car il y a certainement des femmes qui sont de bonnes mères de n'importe quelle autre façon, capables d'une vie riche et pleine, tout en étant dans l'impossibilité de parvenir à cette « maladie normale », qui leur permet de s'adapter aux tout premiers besoins du petit enfant avec délicatesse et sensibilité. (…)

La mère qui a atteint cet état que j'ai nommé « préoccupation maternelle primaire» fournit à l'enfant des conditions dans lesquelles sa constitution pourra commencer à se manifester, ses tendances à l'évolution se développer et où il pourra ressentir le mouvement spontané et vivre en propre des sensations particulières à cette période primitive de sa vie. On ne parlera pas ici du besoin de vie instinctuelle, car ce que je décris là est antérieur à l'installation des schémas instinctuels.
    J'ai essayé de décrire tout cela à ma façon, en disant que, si la mère fournit une assez bonne adaptation au besoin, la propre ligne de vie de l'enfant est très peu perturbée par les réactions aux immixtions de l'environnement (car ce sont bien entendu les réactions qui comptent). Les carences maternelles provoquent des phases de réactions aux heurts, et ces réactions interrompent le « continuum » de l'enfant. Un excès de cette réaction n'engendre pas la frustration, mais représente une « menace d'annihilation» : c'est, selon moi, une angoisse primitive très réelle, bien antérieure à toute angoisse qui inclut le mot mort dans sa description.
    En d'autres termes, l'établissement du moi doit reposer sur un « sentiment continu d'exister » suffisant, non interrompu par des réactions à des immixtions. Pour que ce « sentiment continu d'exister» soit suffisant au début, il faut que la mère se trouve dans cet état qui, d'après moi, existe vraiment lorsque la mère normale touche au terme de sa grossesse, et au cours des semaines qui suivent la naissance du bébé.
    Seule une mère sensibilisée de la sorte peut se mettre à la place de son enfant et répondre à ses besoins. Ce sont d'abord des besoins corporels qui se transforment progressivement en besoins du moi, au fur et à mesure qu'une psychologie naît de l'élaboration imaginaire de l'expérience physique.

Winnicott, D.W.(1956). La préoccupation maternelle primaire. in: De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, pp.168 à 174.


ZAMPIERI Domenico (1581 1641),
Ecole bolonaise, 
copie d'après "
La Vierge soulevant le drap sur lequel l'Enfant Jésus dort"

D'autres auteurs ont écrit sur les états psychiques particuliers (sorte d'hypersensibilité ou hyper-receptivité  aux besoins du bébé) mais normaux de la mère dans la période entourant la naissance de l'enfant. 

 

Daniel Stern décrit "la constellation maternelle" qui remet en jeux les figures maternelles de la mère dans les premiers temps de la vie de l'enfant (voir la page sur "le portage psychique"). 

Monique Bydlowski a développé le thème de la transparence psychique de la femme enceinte  pour décrire les caractéristiques du psychisme maternel pendant la grossesse (qui précèderait la préoccupation maternelle primaire).

En 1962, dans "Aux sources de l’expérience", Bion décrit "la capacité de rêverie" maternelle qui consiste à recevoir les besoins du bébé, ses émotions et ses détresses, les détoxiquer et y apporter une réponse apaisante. La rêverie de la mère, dit Bion, est un état d’esprit qui est réceptif à n’importe quel « objet » mental venant de l’enfant et le soumet à son propre fonctionnement, le transformant en quelque chose que l’enfant à son tour sera capable d’utiliser de manière imaginative.

Reni  Le Sommeil de l'Enfant Jésus  


1697 Carlo Maratta "Le sommeil de l'enfant Jésus avec des anges musiciens" Musée du Louvre

Références :

1 - Mélanie Klein,  Envie et gratitude  1957

2 - De la transparence psychique à la préoccupation maternelle primaire. Une voie de l’objectalisation. Dr Monique Bydlowski, Directeur de recherche à l’Inserm, Psychiatre, Psychanalyste -  Pr Bernard Golse, Pédopsychiatre, psychanalyste

3 - Winnicott, D.W.(1956). La préoccupation maternelle primaire. in: De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, pp.168 à 174

4 - Fioravanti Baraldi Anna Maria. Il Garofalo. LUISE EDITORE Rimini 1998

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