Figures de la parentalité dans la peinture occidentale et les arts visuels
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Les figures de la transgression :   
Laïos et  Jocaste, parents abandonniques.

        L'enfance tragique d'Oedipe, fils de Laïos et Jocaste, est moins bien connue que les tourments de sa vie d'adulte. Oedipe signifie pied enflé, voici pourquoi :

    "La naissance d'Œdipe, fils de Laïos, fut marquée du sceau de la malédiction divine. Un oracle avait en effet prévenu Laïos de ne pas procréer car le fils qui viendrait au monde le tuerait. Laïos n'en tint aucun compte et Œdipe naquit. Laïos dut craindre cependant les conséquences de son acte car il décida d'exposer l'enfant sur le Cithéron, près de Thèbes. Il lui perça les chevilles, y fit passer une corde et donna le bébé à l'un de ses serviteurs avec l'ordre de l'abandonner dans la montagne. Celui-ci toutefois fut pris de remords. Exposer un enfant dans la nature pour y être dévoré par les fauves est un procédé qui peut sembler cruel. Il était courant, pourtant, dans l'Antiquité. On évitait ainsi l'infanticide direct et on laissait une chance à la victime." [1]

    Ce qui est particulier dans le récit de l'exposition d'Oedipe c'est qu'il s'agit d'un garçon et qu'il n'est pas exposé dans un but de régulation des naissances mais en raison de la rivalité de pouvoir qui anime son père. Le deuxième élément est que contrairement à la pratique traditionnelle des expositions qui laissait une chance à l'enfant de survivre et d'être sauvé, Oedipe a eu les pieds percés avant d'être pendu à un arbre (d'où son nom). L'intention meurtrière est évidente. Toutefois un berger, Phorbas le découvrira et le sauvera. 






Oedipe et Phorbas,  Félix Lecomte 1771, Musée du Louvre

OEDIPE. - Tu m'avais acheté, ou rencontré, toi-même ?

LE CORINTHIEN. - Oui, trouvé dans un val du Cithéron boisé.

OEDIPE. - Pourquoi voyageais-tu dans cette région?

LE CORINTHIEN. - Je gardais là des troupeaux transhumants.

OEDIPE. - Ah ! Tu étais berger nomade, mercenaire...

LE CORINTHIEN. - Mais qui sauva ta vie, mon fils, en ce temps-là !

OEDIPE. - Quel était donc mon mal, quand tu m'as recueilli en pareille détresse ?

LE CORINTHIEN. - Tes pieds pourraient sans doute en témoigner encore.

OEDIPE. - Ah! Pourquoi rappeler mon ancienne misère ?

LE CORINTHIEN. - C'est moi qui dégageai tes deux pieds transpercés.

OEDIPE. - Dieux! Quelle étrange honte autour de mon berceau !

SOPHOCLE "OEDIPE ROI"
texte intégral : http://remacle.org/bloodwolf/faulx/oedipe/introduction1.htm

Phorbas détachant Oedipe de l'arbre

Le vieux Corinthien Et moi, me reconnais-tu ?
Phorbas Ma mémoire doute, incertaine.
Oedipe Est-ce toi qui a livré un enfant à cet homme ? Parle. Tu doutes ? Pourquoi la couleur change-t-elle tes joues ? Pourquoi chercher tes mots ? La vérité déteste attendre.
Phorbas Tu remues des souvenirs recouverts par tant de temps écoulé !
Oedipe Avoue, de peur que la douleur ne te contraigne à la vérité.
Phorbas Je lui ai donné un petit enfant, présent inutile : il n'a pas pu jouir de la lumière, du ciel.
Le vieux Corinthien Que s'éloigne ce présage ; il vit, et je prie pour qu'il vive.
Oedipe. Comment peux-tu nier que cet enfant ait survécu ? Tu lui avais donné.
Phorbas. Un fer acéré qui lui traversait les deux pieds, lui liait les membres, un œdème né de sa blessure brûlait son corps d'enfant d'une horrible infection.....

Sénèque . Oedipe . 847

traduction Yves Ouvrard Académie Poitiers


Oedipe et Phorbas (détail),  Félix Lecomte 1771, Musée du Louvre


Louis-Marie Dupaty, 1801, le marbre sera terminé par Cartellier (1757-1831) et Dupaty (1771-1825)
Musée du Louvre

Oedipe enfant rappelé à la vie par le berger Phorbas qui l'a détaché de l'arbre

Cette œuvre est particulièrement émouvante par l'expression et l'attitude de compassion de Phorbas qui a découvert l'enfant inanimé, hypotonique et certainement déshydraté. Son chien lèche les plaies des pieds de l'enfant sans provoquer aucune réaction du fait de son extrême faiblesse ou de son inanition.

 


Ce thème de l'exposition d'Oedipe avait déjà été repris à la fin du moyen-âge comme en témoignent diverses miniatures retrouvées dans des manuscrits de l'époque.


Jean Mansel, Fleur des histoires, vers fin 15e siècle, BNF Paris 

On peut lire au dessous de l'image : "Cy commence l'istore de thebes qui advint au temps des juges d'israel"

 


Roman de Thèbes, Maître.de.Fauvel, vers 1330, BNF Paris

 

Mais ce thème est repris dans d'autres récits comme dans le roman "Tristan de Léonois" qui rapporte l'exposition et le recueil d'Apollo l'Aventureux par Madule : "comment ung chevalier et sa femme mistrent ung enfant à nourrice que ilz avoient trouve en une fourestz lequel ilz appellerent Appollo par son droit nom s'ensuit l'istoire". 
On aperçoit une tête couronnée qui s'enfuit, vraisemblablement le père.


Illustré par Évrard.d'Espinques, 1463, BNF Paris

 

On retrouve une histoire similaire dans le "Romans de la table ronde" vers1470 avec l'exposition de Meraugis dont sa mère ne se remis jamais. "cy endroit devise le compte comment Meraugis fut traicte et la maniere comment le roy marc fit mourir sa mere"


BNF Paris

Voir aussi l'Histoire de l'enfance de Cyrus, exposé et maltraité par son grand-père Astyage (dans le texte d'Hérodote).


Et pourtant d'après l'historien Elien (175 - 235) les Thébains étaient le seul peuple grec qui n'avait pas coutume d'exposer leurs enfants !

ÉLIEN (175 – 235), Histoires diverses, livre II

[2,7] Que les Thébains n'exposent point les enfants. Les Thébains avaient une loi qui fait honneur à leur justice et à leur humanité. Il était défendu chez eux d'exposer les enfants, ou de les abandonner dans un désert pour s'en défaire. Si le père était fort pauvre, il devait prendre l'enfant, soit garçon, soit fille, aussitôt après sa naissance, et le porter, enveloppé de ses langes, chez les magistrats. Ceux-ci le recevaient de ses mains, et le donnaient pour une somme modique à quelque citoyen qui se chargeait de le nourrir par un acte solennel dont la condition était que l'enfant, devenu grand, le servirait afin que le service qu'il lui rendrait, devînt le prix de la nourriture qu'il en avait reçue.

Bon-Joseph DACIER, ELIEN, Histoires diverses. Paris, Delalain, 1827

 

De l'exposition des enfants dans l'antiquité grecque et romaine

        La pratique de l'exposition des enfants est restée limitée dans l'antiquité au monde latin et grec, sans concerner l'Egypte et le peuple juif. Elle sera définitivement interdite par la loi impériale en 374 après J.C. [2] Les légendes et la mythologie, les œuvres théâtrales et les documents historiques attestent de son caractère presque banal dans ces sociétés. La pratique de l'exposition était justifiée par la nécessité de la régulation des naissances en éliminant surtout les filles. A Sparte, l'infanticide était institutionnalisé et les enfants "disgraciés de la nature et mal conformés, étaient précipités dans le gouffre dit des Apothètes ". [3]

        Néanmoins les légendes qui entouraient le destin merveilleux de certains enfants exposés et sauvés, devenus des fondateurs, pouvaient dédouaner les parents de leur culpabilité. En effet l'imaginaire collectif se construisait autour d'histoires d'enfants abandonnés comme Romus et Romulus, abandonnés et élevés par une louve, avant de fonder Rome ; Moïse, abandonné au Nil et recueilli par la fille de Pharaon et devenu le prophète des trois religions monothéistes ; les autres exemples sont nombreux (Oedipe, Persée, Télèphe, Mélitos, Sargon, Cyrus,...). La décision de l'exposition revenait au père qui n'assistait pas à l'accouchement. L'enfant voué à être exposé n'était ni lavé, ni pris par sa mère. Certains enfants étaient parés de bijoux ou d'amulettes, sans doute avec l'espoir de le reconnaître à l'âge adulte grâce à ces signes distinctifs s'il avait la chance de survivre et d'être recueilli. Le Roman de Longus, Daphnis et Chloé, écrit au 1e siècle, raconte l'histoire de deux enfants dotés de bijoux et exposés. On trouve une recension quasiment exhaustive de l'exposition dans l'histoire dans l'ouvrage  de Terme et Monfalcon . Histoire statistique et morale des enfants trouvés, suivie de cent tableaux. Paris, J.-B. Baillière(1837), consultable sur ce site.[5]

    La représentation de l'enfant pendu par un pied et voué à la mort, tel une pièce de gibier, vient peut-être de ce mode d'exposition courant dans la Grèce antique. Elle s'oppose à la présentation de l'enfant, qui consiste à montrer l'enfant à l'assistance, soutenu sous les bras, en l'élevant et le portant au regard de tous. L'expression "élever un enfant" viendrait de la croyance en ce geste rituel de reconnaissance de l'enfant qui aurait consisté à le présenter en l'élevant aux regards de la maisonnée rassemblée ou par le simple geste de le prendre dans les bras. 

    Aujourd'hui, pour ce qui est de la Rome antique, les historiens de la petite enfance estiment qu'il n'y avait pas de cérémonie particulière à la naissance de l'enfant mais que l'accord du père pour que soit donné le bain signifiait son désir de l'élever, [4] . Par contre après quelques jours l' "enfant relevé" faisait l'objet d'une fête domestique, les "amphidromia" qui consistait à présenter l'enfant devant l'autel du foyer et des ancêtres.

    Le geste qui consiste à présenter un nouveau-né à la famille ou aux amis en prononçant des phrases quasi rituelles telles que "tiens prends-le dans tes bras", "est-ce que tu veux le prendre", "tu veux-bien que je le porte", prend avec cet éclairage historique une dimension anthropologique particulière. Accepter de recevoir l'enfant dans ses bras devient le signe de sa reconnaissance comme membre de la communauté par chacun de ses membres. Le rituel du baptême religieux ou civil comporte aussi ce geste d'accueil et de présentation par le parrain et la marraine tout comme les rituels amicaux ou familiaux de portage temporaire de l'enfant qui renouvellent, à l'insu des acteurs, cet acte de reconnaissance. Porter un enfant, c'est accepter de l'élever et de ne pas le laisser mourir ni l'abandonner.

 


Rembrandt  "Siméon"
1666-69. National muséum, Stockholm, Suède

Références :

1- Jacques Lacarrière "Dictionnaire amoureux de la mythologie Le destin d'Œdipe" 2006 

2 - Pierre Chuvin : "Quand l'abandon n'était pas un crime", in "Les collections de l'histoire n°32" Paris, juillet 2006 

3 - L'enfant qui venait de naître, le père n’était pas libre de l’élever ; il allait le porter dans un endroit nommé Lesché, où les plus anciens de la tribu siégeaient. Ils examinaient l'enfant, et, s’il était bien constitué et vigoureux, ils ordonnaient de le nourrir en lui assignant une des neuf mille parts de terrain. Mais s’il était disgracié de la nature et mal conformé, ils l’envoyaient au lieu dit Apothètes [Dépositoire], un gouffre situé le long du Taygète, dans la pensée qu’il n’était avantageux ni pour lui, ni pour la cité, de laisser vivre un être incapable, dès sa naissance, de bien se porter et d’être fort.  (Plutarque, "Vie de Lycurgue", dates incertaines, Traduction Bernard Latzarus, 1950)

4 - Véronique Dasen : L'examen du nouveau-né [dans la Rome antique] 

5 - TERME, J. F., & MONFALCON, J. B. (1837). Histoire statistique et morale des enfants trouvés, suivie de cent tableaux. Paris, J.-B. Baillière.     

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