Figures de la parentalité dans la peinture occidentale et les arts visuels
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Une mythologie de l’exposition des enfants dans l'antiquité :

LES PASTORALES DE LONGUS ou LONGOS

 "DAPHNIS ET CHLOÉ" 

 

 

Daphnis et Chloé    1827        Jean-Pierre Cortot            
Musée du Louvre

"Aucune fois il lui apprenoit à jouer de la flûte, et quand elle commençoit à souffler dedans, il la lui ôtoit ; puis il en parcouroit des lèvres tous les tuyaux d'un bout à l'autre, faisant ainsi semblant de lui vouloir montrer où elle avoit failli, afin de la baiser à demi, en baisant la flûte aux endroits que quittoit sa bouche."


Une mythologie de l’exposition des enfants dans l'antiquité :

LES PASTORALES DE LONGUS ou DAPHNIS ET CHLOÉ
écrit fin IIe-déb. IIIe siècle
Traduite du Grec par Jacques Amyot (1513-1593) puis revue, corrigée et complétée par Paul-Louis Courier (1772-1825),

Ce récit reprend les thèmes mythiques de l’exposition des enfants dans l’antiquité :

- L’exposition justifiée par la misère :

« Je me trouvai, dit-il, longtemps y a, quasi sans bien, pour ce que j'avois dépendu tout le mien à faire jouer des jeux publics, et à faire équiper des navires de guerre; et, lorsque cette perte m'avint, il me naquit une fille, laquelle je ne voulus point nourrir en la pauvreté où j'étois »

- Les marques de reconnaissance de l’enfant :

         « Cet enfant étoit une fille, et avec elle aussi, pour marques à la pouvoir un jour connoître, on avoit laissé une coiffe de réseau d'or, des patins dorés et des chaussettes brodées d'or. »

« et pourtant la fis exposer avec ces marques de reconnoissance, sachant qu'il y a plusieurs gens qui, ne pouvant avoir des enfants naturels, desirent être pères en cette sorte, à tout le moins d'enfants trouvés »

« O fatales Déesses, ne sont-ce point là les joyaux que nous mîmes avec notre enfant, quand nous l'envoyâmes exposer par notre servante Sophroné? Il n'y a point de doute, ce sont ceux-là mêmes. »

- Les origines de haute lignée de l’enfant, indiquées par sa beauté :

« Puis, n'étoit-il pas visible qu'un si bel enfant n'avoit pu naître de telles gens? " Si pensèrent d'un commun accord que sans y songer davantage, ni tant deviner, il falloit voir les enseignes de reconnoissance, pour s'assurer si elles appartenoient, ainsi qu'il disoit, à plus haut état que le sien. »        

- Le caractère ordalique de l’exposition (jugement des dieux)

« Voici l'enfant que tu as fait exposer, Mégaclès; une brebis, par la providence des Dieux, te l'a nourrie, comme une chèvre m'a nourri Daphnis. »  

- L’animal nourricier :

         « il voit la brebis donner son pis à un enfant, avec amour et douceur telles que mère autrement n'eût su faire; et l'enfant, de sa petite bouche belle et nette, pour ce que la brebis lui léchoit le visage après qu'étoit saoul de teter, prenoit sans un seul cri puis l'un puis l'autre bout du pis, de grand appétit. »  

    "Là s'encouroit cette chèvre,...il voit comme elle entroit sous le hallier doucement et passoit ses pattes tout beau par-dessus l'enfant, peur de lui faire mal; et l'enfant prenoit à belles mains son pis comme si c'eût été mamelle de nourrice." 

- Traits anthropomorphes de l’animal nourricier :

« Je le trouvai abandonné de père et de mère allaité par une de mes chèvres, laquelle j'ai enterrée dans le jardin, après qu'elle fut morte de sa mort naturelle, l'ayant aimée pour ce qu'elle avoit fait oeuvre de mère envers cet enfant ».

 

 
 
La découverte de Chloé par le berger Dryas
gouache pour le livre de Longus Daphnis et Chloé (1954 -1956)
Paris, musée national d'Art moderne - Centre Georges Pompidou

 

LES PASTORALES DE LONGUS ou DAPHNIS ET CHLOÉ

LONGUS ou LONGOS (fin IIe-déb. IIIe s.)  

EXTRAITS  
        
Texte intégral : cliquer ici

Traduction de J. Amyot

En cette terre un chevrier nommé Lamon, gardant son troupeau, trouva un petit enfant qu'une de ses chèvres allaitoit, et voici la manière comment. Il y avoit un hallier fort épais de ronces et d'épines, tout couvert par- dessus de lierre, et au-dessous, la terre feutrée d'herbe menue et délicate, sur laquelle étoit le petit enfant gisant. Là s'encouroit cette chèvre, de sorte que bien souvent on ne savoit ce qu'elle devenoit, et abandonnant son chevreau, se tenoit auprès de l'enfant. Pitié vint à Lamon du chevreau délaissé. Un jour il prend garde par où elle alloit; sur le chaud du midi, la suivant à la trace, il voit comme elle entroit sous le hallier doucement et passoit ses pattes tout beau par-dessus l'enfant, peur de lui faire mal; et l'enfant prenoit à belles mains son pis comme si c'eût été mamelle de nourrice. Surpris, ainsi qu'on peut penser, il approche, et trouve que c'étoit un petit garçon, beau, bien fait, et en plus riche maillot que convenir ne sembloit à tel abandon; car il étoit enveloppé d'un mantelet de pourpre avec une agrafe d'or, près de lui avoit un petit couteau à manche d'ivoire.

Si fut entre deux d'emporter ces enseignes de reconnoissance, sans autrement se soucier de l'enfant; puis ayant honte de ne se montrer du moins aussi humain que sa chèvre, quand la nuit fut venue il prend tout, et les joyaux, et l'enfant, et la chèvre qu'il conduisit à sa femme Myrtale, , laquelle, ébahie, s'écria si à cette heure les chèvres faisoient de petits garçons? et Lamon lui conta tout, comme il l'avoit trouvé gisant et la chèvre le nourrissant, et comment il avoit eu honte de le laisser périr. Elle fut bien d'avis que vraiment il ne l'avoit pas dû faire; et tous deux d'accord de l'élever, ils serrèrent ce qui s'étoit trouvé quant et lui, disant partout qu'il est à eux, et afin que le nom même sentit mieux son pasteur, l'appelèrent Daphnis.

À quelque deux ans de là, un berger des environs, qui avoit nom Dryas, vit une toute pareille chose et trouva semblable aventure. Un antre étoit en ce canton, qu'on appeloit l'antre des Nymphes, grande et grosse roche creuse par le dedans, toute ronde par le dehors, et dedans y avoit les figures des Nymphes, taillées de pierre, les pieds sans chaussure, les bras nus jusques aux épaules, les cheveux épars autour du col, ceintes sur les reins, toutes ayant le visage riant et la contenance telle comme si elles eussent ballé ensemble. Du milieu de la roche et du plus creux de l'antre sourdoit une fontaine, dont l'eau, qui s'épandoit en forme de bassin, nourrissoit là au-devant une herbe fraîche et touffue, et s'écouloit à travers le beau pré verdoyant. On voyoit attachés au roc force seilles à traire le lait, force flûtes et chalumeaux, offrandes des anciens pasteurs.

En cette caverne une brebis, qui naguères avoit agnelé, alloit si souvent, que le berger la crut perdue plus d'une fois. La voulant châtier, afin qu'elle demeurât au troupeau, comme devant, à paître avec les autres, il coupe un scion de franc osier, dont il fit un collet en manière de lacs courant, et s'en venoit pour l'attraper au creux du rocher. Mais quand il y fut, il trouva autre chose: il voit la brebis donner son pis à un enfant, avec amour et douceur telles que mère autrement n'eût su faire; et l'enfant, de sa petite bouche belle et nette, pour ce que la brebis lui léchoit le visage après qu'étoit saoul de teter, prenoit sans un seul cri puis l'un puis l'autre bout du pis, de grand appétit. Cet enfant étoit une fille, et avec elle aussi, pour marques à la pouvoir un jour connoître, on avoit laissé une coiffe de réseau d'or, des patins dorés et des chaussettes brodées d'or.

Dryas estimant cette rencontre venir expressément des Dieux, et instruit à la pitié par l'exemple de sa brebis, enlève l'enfant dans ses bras, met les joyaux dans son bissac, non sans faire prière aux Nymphes qu'à bonne heure pût-il élever leur pauvre petite suppliante; puis, quand vint l'heure de remener son troupeau au tect, retournant au lieu de sa demeurance champêtre, conte à sa femme ce qu'il avoit vu, lui montre ce qu'il avoit trouvé, disant qu'elle ne feroit que bien si elle vouloit de là en avant tenir cet enfant pour sa fille, et comme sienne la nourrir, sans rien dire de telle aventure. Napé, c'étoit le nom de la bergère, Napé, de ce moment, fut mère à la petite créature et tant l'aima qu'elle paroissoit proprement jalouse de surpasser en cela sa brebis, qui toujours l'allaitoit de son pis: et pour mieux faire croire qu'elle fût sienne, lui donna aussi un nom pastoral, la nommant Chloé.

 (......

 Adonc, étant jà les autres esclaves accourus bien joyeux d'avoir un tel compagnon, Lamon demanda congé de parler; ce qui lui étant accordé, il parla en cette sorte: " Je te prie, mon maître, écoute un propos véritable de ce pauvre vieillard; je jure les Nymphes et le Dieu Pan que je ne te mentirai d'un mot. Je ne suis pas le père de Daphnis, ni n'a été ma femme Myrtale si heureuse que de porter un tel enfant. Il fut exposé tout petit par des parents qui en avoient possible assez d'autres plus grands. Je le trouvai abandonné de père et de mère allaité par une de mes chèvres, laquelle j'ai enterrée dans le jardin, après qu'elle fut morte de sa mort naturelle, l'ayant aimée pour ce qu'elle avoit fait oeuvre de mère envers cet enfant. Je trouvai quant et quant des joyaux qu'on avoit laissés avec lui, pour une fois le reconnoître. Je le confesse et les garde; car ce sont marques auxquelles on peut voir qu'il est issu de bien plus haut état que le nôtre. Or ne suis-je point marri qu'il serve ton fils Astyle, et soit à beau et bon maître un beau et bon serviteur: mais je ne puis du tout souffrir qu'on le livre à Gnathon, pour en faire comme d'une femme. "

Lamon ayant dit ces paroles, se tut et répandit force larmes. Gnathon fit du courroucé en le menaçant de le battre; mais Dionysophane, frappé de ce qu'avoit dit Lamon, regarda Gnathon de travers et lui commanda qu'il se tût, puis interrogea le vieillard, lui enjoignant de dire vérité, sans controuver des menteries pour cuider retenir son fils. Lamon persistant dans son dire, attesta les Dieux, et s'offrit à tout souffrir s'il mentoit. Dionysophane adonc examinant ses paroles avec Cléariste assise auprès de lui: " A quelle fin auroit Lamon controuvé ce récit, vu que pour un chevrier on lui en veut donner deux? Comment seroit-ce qu'un rude paysan eût inventé tout cela? Puis, n'étoit-il pas visible qu'un si bel enfant n'avoit pu naître de telles gens? " Si pensèrent d'un commun accord que sans y songer davantage, ni tant deviner, il falloit voir les enseignes de reconnoissance, pour s'assurer si elles appartenoient, ainsi qu'il disoit, à plus haut état que le sien. Myrtale les alla incontinent querir dedans un vieux sac où ils les gardoient. Le premier qui les vit fut Dionysophane; et dès qu'il aperçut le petit mantelet d'écarlate avec une boucle d'or et le couteau à manche d'ivoire, il s'écria à haute voix: " O Jupiter! " et appela sa femme pour les voir aussi; laquelle, sitôt qu'elle les vit, s'écria semblablement: " O fatales Déesses, ne sont-ce point là les joyaux que nous mîmes avec notre enfant, quand nous l'envoyâmes exposer par notre servante Sophroné? Il n'y a point de doute, ce sont ceux-là mêmes. Mon mari, l'enfant est nôtre. Daphnis est ton fils et garde les chèvres de son propre père. "

Comme elle parloit encore, et que Dionysophane, jetant abondance de larmes, de grande joie qu'il avoit, baisoit ces enseignes de reconnoissance, Astyle ayant entendu que Daphnis étoit son frère, posa vitement sa robe et s'en courut par le jardin, pour être le premier à le baiser. Daphnis le voyant accourir vers lui avec tant de gens, et qu'il crioit: " Daphnis, Daphnis! " pensant que ce fût pour le prendre, jette sa flûte et sa panetière, et se met à fuir vers la mer pour se précipiter du haut du rocher; et possible Daphnis, par étrange accident, alloit être aussitôt perdu que retrouvé, si Astyle, se doutant pourquoi il fuyoit, ne lui eût crié de tout loin: " Arrête, Daphnis; n'aie point de peur; je suis ton frère; tes maîtres sont tes parents; Lamon nous a tout conté, nous a tout montré; regarde seulement, vois comme nous rions. Mais baise-moi le premier. Par les Nymphes, je ne te mens point. "

A peine s'arrêta Daphnis, quand il eut ouï ce serment, et attendit Astyle, qui les bras ouverts accouroit, et l'ayant joint l'embrassa. Puis toute la maison, serviteurs, servantes, père, mère, venus à leur tour l'embrassoient, le baisoient. Lui de sa part leur faisoit fête, mais sur tous autres à son père et à sa mère, et sembloit qu'il les connût jà longtemps auparavant, tant les serroit contre son sein, et à peine se pouvoit arracher de leurs bras. Nature se reconnoît d'abord. Il en oublia un moment Chloé. Si le conduisirent au logis, et lui donnèrent une belle et riche robe neuve; puis étant vêtu, fut assis auprès de son père, qui leur commença tel propos:

" Mes enfants, je fus marié bien jeune, et après quelque temps devins père bien heureux, comme il me sembloit pour lors; car le premier enfant que ma femme fit fut un fils, le second une fille, et le troisième fut Astyle. Je pensai que trois me seroient suffisante lignée, et venant celui ci après tous, le fis exposer au maillot, avec ces bagues et bijoux, que je croyois pour lui ornements funéraires, plutôt que marques destinées à le faire connoître un jour. Mais fortune en avoit autrement disposé. Car mon fils aîné et ma fille moururent de même mal en même jour; et toi, Daphnis, par la providence des Dieux, tu nous as été conservé, afin que nous ayons plus de support en notre vieillesse. Pourtant ne me hais point, mon fils, de t'avoir fait exposer; ainsi le vouloient les Dieux. Et toi, qu'il ne te fâche, Astyle, de partager ton héritage; car il n'est richesse qui vaille un bon frère. Aimez-vous, mes enfants, l'un l'autre, et quant aux biens, vous en aurez de quoi n'envier rien aux rois. Je vous laisserai grandes terres, nombre de gens habiles à tout, or, argent, et de toutes choses qu'ont les hommes riches et heureux. Mais je veux que mon fils Daphnis en son partage ait ce lieu-ci, et lui donne Lamon et Myrtale, et les chèvres qu'il a gardées. "

Il parloit encore, et Daphnis sautant en pieds soudainement: " Tu m'en fais souvenir, mon père: je m'en vais mener boire mes chèvres, dit- il. Elles ont soif à cette heure, et attendent pour aller boire le son de ma flûte, et je suis assis à ne rien faire. " Chacun se prit à rire de voir Daphnis, qui devenu maître, vouloit être encore chevrier. On envoya quelque autre avoir soin de ses chèvres, et puis ils sacrifièrent à Jupiter Sauveur et firent un grand festin. Gnathon seul n'osa s'y trouver, mais demeuroit jour et nuit dans le temple de Bacchus, comme un suppliant, pour la peur qu'il avoit de Daphnis.

Le bruit incontinent s'étant épandu partout que Dionysophane avoit retrouvé un sien fils, et que Daphnis qui menoit les chèvres aux champs, étoit devenu le maître et des chèvres et des champs, les voisins paysans accoururent de toutes parts pour se conjouir avec lui et faire des présents à son père, et Dryas tout des premiers, le nourricier de Chloé. Dionysophane les retint tous pour la fête, ayant fait d'avance préparer force pain, force vin, du gibier de toute sorte, des gâteaux au miel à foison, veaux et petits cochons de lait, et victimes à immoler aux Dieux protecteurs du pays.

Et lors Daphnis amassa tous ses meubles de chevrier dont il fit présent aux Dieux, consacrant sa panetière et sa peau de chèvre à Bacchus, à Pan sa flûte, sa houlette aux Nymphes avec ses sébiles à traire qu'il avoit lui-même faites. Mais, tant est plus douce que richesse une première accoutumance! il ne pouvoit sans pleurer laisser aucune de ces choses. Il ne suspendit ses sébiles qu'après y avoir trait ses chèvres, ni ne donna sa flûte à Pan, qu'il n'en eût joué encore une fois, ni sa peau de chèvre à Bacchus, qu'après se l'être vêtue, et chaque chose qu'il donnoit, il la baisoit premièrement. Il dit adieu à ses chèvres; il appela ses bouquins l'un après l'autre par leur nom; et but aussi à la fontaine où tant de fois il avoit bu avec sa Chloé; mais il n'osoit encore parler de leurs amours.

Or cependant qu'il entendoit aux offrandes et sacrifices, voici qu'il avint de Chloé. Seulette aux champs, elle étoit assise à garder ses moutons, disant comme pauvre délaissée: " Daphnis m'oublie; maintenant il songe à quelque riche mariage. Pourquoi lui ai-je fait jurer, au lieu des Nymphes, ses chèvres? Il les a oubliées aussi, et même en sacrifiant aux Nymphes et à Pan, n'a point desiré voir Chloé. Il aura trouvé chez sa mère les servantes même plus belles. Adieu donc, Daphnis. Sois heureux; mais moi, je ne saurois plus vivre. "

Elle étant en cette rêverie, le bouvier Lampis, aidé de quelques autres paysans, la vint enlever, croyant que Daphnis ne devoit plus l'épouser, et que Dryas, quand une fois elle seroit entre ses mains, consentiroit qu'elle lui demeurât. La pauvrette, comme on l'emportoit, crioit tant qu'elle pouvoit, et quelqu'un qui vit cette violence s'en courut avertir Napé, et elle Dryas, et Dryas Daphnis, lequel à peine qu'il ne sortit du sens, n'osant recourir à son père, et ne pouvant néanmoins laisser Chloé sans secours. Si s'en alla dans le jardin, et là faisoit ses plaintes tout seul: " O malheureux que je suis d'avoir retrouvé mes parents! Combien m'eût été meilleur de garder toujours les bêtes aux champs! Combien plus étois-je content quand j'étois serf avec Chloé! Alors je la voyois; alors je la baisois: et maintenant Lampis l'a ravie et s'en va avec; et quand la nuit sera venue, il couchera avec elle, pendant que je suis ici à boire et faire bonne chère. J'ai donc en vain juré mes chèvres, le Dieu Pan et les Nymphes. "

Or Gnathon, qui étoit caché dedans la chapelle du verger, entendit clairement ces complaintes de Daphnis, et, pensant que c'étoit une bonne occasion pour faire sa paix avec lui, prit quelques jeunes valets d'Astyle, et s'en alla après Dryas, lui disant qu'il les conduisît en la maison de Lampis, ce qu'il fit; et diligentèrent si bien, qu'ils surprirent Lampis ainsi comme il ne faisoit que d'entrer en son logis avec Chloé, laquelle il lui ôta d'entre les mains à force, et dola très bien les épaules de tous les rustauts qui lui avoient aidé à faire ce rapt, à grands coups de bâton; puis voulut prendre et lier Lampis pour l'amener prisonnier; mais il se sauva de vitesse.

Gnathon, ayant fait un tel exploit, s'en retourna qu'il étoit jà nuit toute noire, et trouva Dionysophane jà couché en son lit dormant. Mais le pauvre Daphnis veilloit et étoit encore dedans le verger, où il se déconfortoit et pleuroit: si lui amena Chloé, et, la lui livrant entre ses mains, lui conta comme il avoit fait, le priant de ne se vouloir souvenir en rien du passé, mais l'avoir pour sien serviteur, ni le débouter de sa table, sans laquelle il lui seroit force de mourir de male faim. Daphnis voyant Chloé, la tenant de Gnathon, fut facile à faire appointement avec lui, et envers elle s'excusa de ce qu'il pouvoit sembler l'avoir oubliée: et, de commun consentement, furent d'avis de ne point encore déclarer leur mariage; que Daphnis continueroit de voir Chloé en secret, et ne découvriroit son amour qu'à sa mère. Mais Dryas ne le permit point, ains le voulut dire lui-même au père de Daphnis, se faisant fort de lui faire bien accorder. Si prit le lendemain, aussitôt qu'il fut jour, les enseignes de reconnoissance qu'il avoit trouvées avec Chloé, et s'en alla devers Dionysophane, qu'il trouva dans le verger, assis avec Cléariste et leurs deux enfants Astyle et Daphnis: si leur commença à dire: " Même nécessité me contraint de vous déclarer un secret tout pareil à celui de Lamon, c'est que je n'ai engendré ni nourri le premier cette jeune fille Chloé: autre que moi l'a engendrée; une brebis l'a allaitée dedans la caverne des Nymphes. Je la vis; ébahi, je la pris, l'emportai, et depuis l'ai nourrie et élevée. Sa beauté même le témoigne, car elle ne tient en rien de nous; aussi font les marques et enseignes que je trouvai avec elle, plus riches que ne porte l'état d'un pauvre pâtre. Voyez-les, et puis cherchez ses vrais parents, si à l'aventure elle seroit point sortable pour femme à Daphnis. "

Dryas ne jeta point sans dessein cette parole, ni Dionysophane ne la reçut en vain; mais, prenant garde au visage de Daphnis, et le voyant changer de couleur et se détourner pour pleurer, connut bien incontinent qu'il y avoit des amourettes entre eux deux; et, étant soigneux de son fils plus que de la fille d'autrui, examina le plus diligemment qu'il put la parole de Dryas: et, quand encore il eut vu les marques de reconnoissance qui avoient été exposées avec elle, c'est à savoir des patins dorés, des chausses brodées, et une coiffe d'or, adonc appela-t-il Chloé, et lui dit qu'elle fît bonne chère, pour ce que jà elle avoit trouvé un mari, et bientôt après trouveroit son père et sa mère.

Cléariste dès lors la prit avec elle, la vêtit et accoutra comme femme de son fils. Mais Dionysophane appela Daphnis à part, et lui demanda si elle étoit encore pucelle. Daphnis lui jura qu'elle ne lui avoit rien été de plus près que du baiser, et du serment par lequel ils avoient promis mariage l'un à l'autre. Dionysophane se prit à rire de ce serment, et les fit tous deux dîner avec lui.

Là eût-on pu voir ce que c'est qu'ornement à naturelle beauté; car Chloé vêtue et coiffée, bien que de sa simple chevelure, et ayant lavé son visage, sembla à chacun si belle par-dessus le passé, que Daphnis même à peine la reconnoissoit; et quiconque l'eût vue en tel état, n'eût point fait doute d'affirmer par serment qu'elle n'étoit point fille de Dryas, lequel toutefois étoit à table comme les autres avec sa femme Napé, et Lamon et Myrtale aussi, tous quatre sur un même lit.

Quelques jours après on fit derechef des sacrifices aux Dieux pour l'amour de Chloé, comme l'on avoit fait pour Daphnis, et fit-on semblablement le festin de sa reconnoissance; et elle de son côté distribua ses meubles de bergerie aux Dieux, sa panetière, sa flûte, et les tirouers où elle tiroit les brebis, et épandit dedans la fontaine qui étoit en la caverne des Nymphes, du vin, à cause qu'elle avoit été trouvée et nourrie auprès d'icelle fontaine; et sema de chapelets et bouquets de fleurs la sépulture de la brebis que Dryas lui enseigna, et joua encore de sa flûte pour réjouir ses brebis, faisant prière aux Nymphes que ceux qui seroient trouvés ses naturels parents fussent dignes d'être alliés de Daphnis.

Après qu'ils eurent fait assez de fêtes et de bonne chère aux champs, ils délibérèrent de s'en retourner à la ville, afin de chercher les parents de Chloé, pour ne différer plus les noces: par quoi, dès le matin, firent trousser leur bagage, et donnèrent à Dryas encore autres trois cents écus, et à Lamon la moitié des fruits de toutes les terres et vignes qu'il tenoit, les chèvres avec leurs chevriers, quatre paires de boeufs, des robes fourrées pour l'hyver, et, par-dessus tout cela la liberté à lui et sa femme Myrtale, puis cheminèrent vers Mitylène, avec grand train de chevaux et de chariots.

Or, ce jour-là, pour ce qu'ils arrivèrent le soir bien tard, les autres citoyens de la ville n'en surent rien: mais, le lendemain au plus matin, le bruit en étant couru partout, il s'assembla au logis de Dionysophane grande multitude d'hommes et de femmes; les hommes pour s'éjouir avec le père de ce qu'il avoit retrouvé son fils, mêmement après qu'ils eurent vu comme il étoit beau et gentil; et les femmes, pour s'éjouir aussi avec Cléariste de ce que non seulement elle avoit recouvré son fils, mais aussi trouvé une fille digne d'être sa femme; car Chloé les étonna toutes, quand elles virent en elle une si parfaite beauté, qu'il n'étoit possible d'en voir une plus belle. Brief, toute la ville ne parloit d'autre chose que de ce jeune fils et de cette jeune fille, et disoit chacun que l'on n'eût su choisir une plus belle couple: si prioient tous aux Dieux que la parenté de la fille fût trouvée correspondante à sa beauté. Il y eut plusieurs femmes de riches maisons qui souhaitèrent en elles-mêmes, et dirent: " Plût aux Dieux que l'on pensât assurément qu'elle fût ma fille! "

Mais Dionysophane, après avoir quelque temps pensé à cette affaire, s'endormit sur le matin profondément; et en dormant lui vint un songe: il lui fut avis que les Nymphes prioient Amour de parfaire et accomplir à la fin le mariage qu'il leur avoit promis; et qu'Amour, détendant son petit arc, et le jetant en arrière auprès de son carquois, commanda à Dionysophane qu'il envoyât le lendemain semondre tous les premiers personnages de la ville pour venir souper en son logis; et qu'au dernier cratère, il fît apporter sur table les enseignes de reconnoissance qui avoient été trouvées avec Chloé, et qu'il les montrât à tous les conviés: puis, cela fait, qu'ils chantassent la chanson nuptiale d'Hyménée.

Dionysophane, ayant eu cette vision en dormant, se leva de bon matin, et commanda à ses gens que l'on préparât un beau festin, où il y eût de toutes les plus délicates viandes que l'on trouve, tant en terre qu'en mer, ès lacs et ès rivières, envoya quant et quant prier de souper chez lui tous les plus apparents de la ville.

Quant la nuit fut venue, et le cratère empli pour les libations à Mercure, lors un serviteur de la maison apporta dedans un bassin d'argent ces enseignes, et les montra de rang à chacun des conviés. Il n'y eut personne des autres qui les reconnût, fors un nommé Mégaclès, qui, pour sa vieillesse, étoit au bout de la table, lequel sitôt qu'il les aperçut, les reconnut incontinent, et s'écria tout haut: " O Dieux! que vois-je là! Ma pauvre fille, qu'es-tu devenue? Es-tu en vie? Ou si quelque pasteur a enlevé ces enseignes qu'il aura par fortune trouvées en son chemin? Je te prie, Dionysophane, de me dire dont tu les as recouvrées: n'aie point d'envie que je retrouve ma fille comme tu as recouvré Daphnis. "

Dionysophane voulut premièrement qu'il contât devant la compagnie comment il avoit fait exposer son enfant. Adonc Mégaclès d'une voix encore toute émue: " Je me trouvai, dit-il, longtemps y a, quasi sans bien, pour ce que j'avois dépendu tout le mien à faire jouer des jeux publics, et à faire équiper des navires de guerre; et, lorsque cette perte m'avint, il me naquit une fille, laquelle je ne voulus point nourrir en la pauvreté où j'étois, et pourtant la fis exposer avec ces marques de reconnoissance, sachant qu'il y a plusieurs gens qui, ne pouvant avoir des enfants naturels, desirent être pères en cette sorte, à tout le moins d'enfants trouvés. L'enfant fut portée en la caverne des Nymphes, et laissée en la protection et sauvegarde d'icelles. Depuis, les biens me sont venus par chacun jour en grande affluence, et si n'avois nul héritier à qui je les pusse laisser; car depuis je n'ai pas eu l'heur de pouvoir avoir une fille seulement: mais les Dieux, comme s'ils se vouloient moquer de moi, m'envoyent souvent des songes, lesquels me promettent qu'une brebis me fera père. "

Dionysophane, à ce mot, s'écria encore plus fort que n'avoit fait Mégaclès, et, se levant de la table, alla querir Chloé, qu'il amena vêtue et accoutrée fort honnêtement; et la mettant entre les mains de Mégaclès, lui dit: " Voici l'enfant que tu as fait exposer, Mégaclès; une brebis, par la providence des Dieux, te l'a nourrie, comme une chèvre m'a nourri Daphnis. Prends-la avec ces enseignes, et, la prenant, rebaille-la en mariage à Daphnis. Nous les avons tous deux exposés, et tous deux les avons retrouvés: ils ont été tous deux nourris ensemble, et tout de même ont été préservés par les Nymphes, par le Dieu Pan et par Amour. "  


Chagall : Daphnis découvert par le chevrier Lamon
gouache pour le livre de Longus Daphnis et Chloé (1954 -1956)
Paris, musée national d'Art moderne - Centre Georges Pompidou

Texte intégral : cliquer ici

 

 


 


 

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