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Colloque Fil Santé Jeunes

Scarifications à l'adolescence

« A fleur de peau »

 

Pr. Ph Duverger

Paris, 3 octobre 2006

 

Tous les marquages et toutes les attaques du corps n’ont pas le même sens ; Il peut s’agir de jeux enfantins (tatouage Malabar), de rites traditionnels (tatouages, « pactes de sang »), d’effets de mode (piercings), de modalités d’expression (« body art »), mais aussi de signes de souffrance (scarifications, griffures), ou de conduites pathologiques (brûlures, automutilations).

Le point commun, c’est la peau.

De tout temps, la peau a servi aux hommes pour dire leur appartenance et leurs croyances. La peau, comme enveloppe vivante, filtre extraordinaire entre le dedans et le dehors, lieu d’expression de soi… La peau, une  « feuille de quotidien » (Pommereau) pour connaître les mauvaises nouvelles du jour, une feuille de route identitaire, un véritable passeport qui marque des étapes et s’en souvient (cicatrice).

La peau fait identité. Le célèbre « Moi-peau » (Anzieu), avec son trait d’union, résume à lui seul cette formidable intrication. La peau est un lieu de fabrication de soi.

Les expressions courantes telles que « sauver sa peau, risquer sa peau, avoir quelqu’un dans la peau, entrer dans la peau d’un personnage, être bien dans sa peau » témoignent de ce que la peau et le moi se confondent.

            Et à l’adolescence, à l’heure où l’identité est en question, la peau est au centre de tous les regards… Au moment de la puberté, la peau vient trahir… Elle devient éruptive comme si elle s’acharnait à révéler l’intime, les troubles, les émois, les pensées inavouées… La peau devient support et théâtre de ce qui se joue.

Dans notre société, le règne de l’apparence et de la maîtrise de sa propre image, concorde mal avec les bouleversements pubertaires qui affectent la peau. Au passage, les adultes ne sont pas épargnés, qui passent leur temps à tenter d’effacer les marques du temps (rides…). Alors en miroir, faut-il s’étonner que l’adolescent qui souffre, marque son corps, comme pour se différencier.

Si certains adolescents expriment le besoin de marquer leur peau dans une dynamique d’affirmation de soi (tatouage discret et romantique), il n’en est pas de même de ceux qui vont se scarifier et par la même risquer leur peau. C’est de ces derniers dont il sera question ici, en limitant notre propos à la question des scarifications à l’adolescence. Propos qui s’inspirent largement des travaux de Xavier Pommereau et David Le Breton et reposent sur l'enseignement du DIU de Médecine et Santé de l'Adolescent que nous coordonnons.

Description des scarifications

La scarification est une incision cutanée, une entame infligée sur la peau. C’est la forme la plus courante des blessures corporelles délibérée des adolescents qui vont mal. Ce ne sont pas des automutilations puisqu’elles n’entraînent pas la privation irréversible d’un membre ou d’un organe.

Les scarifications sont en nette augmentation depuis une dizaine d’années (Le Breton, Pommereau, Choquet).

Cliniquement, nous pouvons décliner deux formes de scarifications :

-          Les scarifications typiques :

Elles s’observent typiquement chez les filles de 13 à 18 ans.

Il s’agit d’incisions superficielles faites sur le dos de la main, le poignet ou l’avant bras opposé à la main directrice, plus rarement sur la jambe. Elles sont souvent multiples et parallèles les unes aux autres, « barrant » le segment de membre considéré, mais peuvent aussi s’entrecroiser pour déterminer un quadrillage. Elles sont réalisées au moyen d’objets usuels et tranchants divers (cutters, ciseaux, lames de rasoir, compas scolaire, punaises…) ou d’objets détournés de leur fonction (bouts de verre, couvercle de CD, bord de carte électronique, clé…). Dans tous les cas, l’entourage est impuissant.

Parfois préméditées voire ritualisées, les scarifications peuvent aussi être impulsives, dans un grand moment de tension.

L’adolescente est souvent seule lorsqu’elle se scarifie, en cachette.

Rarement exhibées, elles sont pourtant souvent indirectement suggérées à travers d’énormes pansements. A l’inverse, certaines adolescentes s’emploient à les dissimuler avec d’amples vêtements.

Les scarifications laissent généralement des cicatrices fines qui s’effacent avec le temps.

-          Les scarifications atypiques (d’après Pommereau) :

Elles sont plus inquiétantes et nécessitent impérativement un avis spécialisé.

Il s’agit de scarifications :

-          survenant avant la puberté ou après 18 ans,

-          durables, répétées et d’intensité croissante,

-          survenant chez le garçon,

-          affectant d’autres parties du corps : face, cou, thorax, abdomen, cuisses, organes génitaux,

-          représentant des lettres et mots morbides (mort, « no future »…), des motifs et symboles elliptiques, des tags cutanés,

-          effectuées avec une violence extrême et associées à des automutilations,

-          dans un contexte délirant.

Ces atypicités sont des signes de gravité. Ils doivent faire évoquer l’hypothèse de troubles graves de la personnalité, de troubles structuraux (psychose), associés ou non à des troubles de l’humeur.

Typiques ou atypiques, ces attaques du corps réalisent des actes de rupture qui constituent des conduites d’agir, au même titre  que celles qu’elles annoncent ou auxquelles elles sont souvent associées : fugues, ivresses, intoxications volontaires médicamenteuses, « défonces »…). Rarement envisagées par leurs auteurs comme un moyen d’en finir, les scarifications constituent cependant des indicateurs de risque suicidaire.

En toute scarification, il ne faut pas voir une pathologie psychiatrique. Cependant, toute scarification signe une souffrance. Et ce qui importe, c’est la souffrance qu’elle exprime (ou plutôt qu’elle imprime, sur la peau).

Fonctions de la scarification : la scarification est un langage.

Ces scarifications relèvent d'un langage et en ce sens elles ont plusieurs fonctions, tant pour le sujet lui-même que pour l'entourage.

Une fonction d’expression : expression d'un mal être.

Paradoxalement, la première fonction d'une scarification semble être celle d'un cran d’arrêt à la souffrance, d'une tentative de trouver un soulagement; même si ce soulagement passe par une violence retournée contre soi. Une fonction d'apaisement qui prévaut sur son aspect douloureux. Ici, la scarification vient tenter de stopper une souffrance, envahissante. Les jeunes qui se sont scarifiés (mais aussi certains qui ont pu attenter à  leurs jours / TS) expriment d'ailleurs souvent, au décours immédiat du passage à l'acte, un apaisement, un calme, même relatif. L'acte vient court-circuiter le psychisme et ce court-circuit de la pensée, dans l'économie psychique du jeune, est révélateur d'une incapacité à mettre en mot, à symboliser, d'une "panne de sens". Ce mode d'expression est à son tour aveuglant… Et comme dans tout passage à l'acte subsiste toujours une part irréductible d'opacité. Mais au-delà du sens que peut prendre le passage à l’acte, sa fonction est bien d’arrêter de souffrir.

Autrement dit : « D’avoir mal, ça fait moins mal » (Nakov)... Une douleur pour arrêter la souffrance; un remède paradoxal qui fait mal, pour souffrir moins… Comme si une douleur visible, autogérée, maîtrisée, pouvait à la fois rendre compte et signifier l'incommensurable de la souffrance psychique. Raccourci saisissant qui met en exergue combien les sentiments éprouvés "du dedans" sont loin de ce qui semble pouvoir être lu "du dehors". Et avec quelle facilité nous sommes entraînés dans une suite de clivages, prisonniers des couples d'oppositions devant l'énigmatique de la souffrance : culpabilité et agressivité, acharnement et abandon, amour et haine, pulsion de vie et pulsion de mort.

Une scarification, c'est l'expression matérialisée d'un mal être. L'extériorisation d'un processus psychique, l'expression externalisée d'une souffrance sous forme d'empreinte sur le corps, de marque concrète qui tente de représenter les vicissitudes et aléas du travail psychique. Il y a là une représentation concrète, charnelle de la souffrance. L'indicible, voire l'impensable vient s'inscrire sur la peau, à défaut d'être autrement symbolisé. Ces jeunes qui se scarifient n'en disent pas grand-chose… Ils sont même parfois bien embarrassés pour en dire quelque chose… A part le classique "c'est plus fort que moi !"

Pour ces jeunes, c'est le signe d'un débordement, d'un trop insupportable et en même temps le soulagement d’une tension, mise hors de soi. Cette mise à distance sur la peau serait une façon de se défaire d’une tension, en l’exprimant, sous forme de fissure, d'une saignée. Répondre à ce débordement de haine, de rage et d'angoisse par un exutoire à portée de main.

Parfois enfin, pour ceux qui vont le plus mal, la scarification a valeur de sacrifice (un scarifice). Par le sacrifice d'une partie de soi dans la douleur et le sang, le jeune s'efforce de sauver l'essentiel. Il s'agit de payer le prix de la souffrance pour essayer de s'en extirper, quitter une place assignée insupportable, s'acquitter d'une demande écrasante et permettre ainsi d'échapper à l'horreur. L'enjeu est de ne pas mourir. Le jeune accepte de se séparer d'une part de soi pour sauver le tout de son existence (Le Breton). L’escalade est parfois périlleuse, le jeune pouvant actionner la « bombe » à tout moment… Il y a dans la scarification sacrificielle une (dé)monstration qui rappelle l’acte des kamikazes.

Ces diverses fonctions d'expression d'un mal être sont toujours retrouvées, de manière plus ou moins explicite et intriquée.

Une fonction d’inscription : inscription dans la chair.

La scarification vient aussi signer un acte de maîtrise, un moyen de lutter contre la passivité. En effet, dans le geste de se scarifier, l'adolescente tente de prendre la main sur elle-même, sur son corps; de décider de son destin : « Je fais ce que je veux avec mon corps… Je suis libre !… » Une manière de s'éprouver dans la sensation pour se sentir exister. Ce n'est pas un hasard si ces attaques du corps surviennent à l'adolescence, au moment où le corps échappe et trahit. Cela renvoie au nécessaire travail d'appropriation du corps pubère… Pour se connaître, et se reconnaître. La scarification vise à soulager une tension tout en conservant la maîtrise; enjeu trouvant son prolongement dans le triomphe sur l’objet.

Il ne s'agit plus là d'un passage à l'acte ou d'un aveuglement mais d'une tentative pour sortir de l’impuissance. L'inscription dans la chair vient marquer ce désir de prendre le contrôle de soi, la maîtrise de ses émotions, des tenants et aboutissants de sa vie : "Je décide !". Lorsque l'adolescente n'a plus que sa peau pour exprimer ce désir de vivre comme bon lui semble, on peut penser qu'elle est fragile et démunie et qu'elle mérite toute notre attention, surtout si ces scarifications se répètent.

Une autre fonction de la scarification, c'est qu'elle vient signer un acte de rupture, une coupure, une césure entre un avant et un après. En faisant effraction en soi, le jeune en appelle à une autre présence au monde; il espère s'expulser de soi, advenir. Il y a là une volonté, inconsciente, de vouloir faire date, trace… Et la cicatrice vient comme une signature, une inscription charnelle de soi, sur soi. Cet acte de rupture doit faire trace, s'inscrire et se lire. Par la trace sur la peau, il y a une mise en relief de ce qui se joue dans le processus adolescent.

C'est enfin l'écriture d’une souffrance sur le corps et donc soumise au regard de l’autre. Comme le dit Pommereau, force est de constater que la lésion intéresse une partie de soi que l'ado peut facilement exhiber ou cacher, sans porter gravement préjudice à son image. Le couplage "agi/subi" s'assortit ainsi du "montré/caché" ; il manifeste la volonté de garder la mainmise sur les expressions de soi.

Dans tous les cas, la notion de marquage est essentielle, vécue comme un besoin d'inscrire sur soi les souffrances intimes, pour à la fois les affirmer mais aussi s'en défaire.

Une fonction de communication : une adresse à l'Autre.

La scarification exprime et imprime. Elle a aussi fonction de communication, d'adresse à l'Autre (à l'Autre soi-même, du côté de l'inconscient et à l'autre que soi). La peau est l’éternel champ de bataille entre soi et l’autre, et surtout entre l’autre en soi.

L’attaque du corps permet de se couper de représentations intolérables, de  couper court au dialogue avec l’autre et simultanément de faire de l’enveloppe de soi une interface d’échange, qui interpelle l’autre au sujet de sa souffrance. Pouvons-nous rester indifférent ? Quelle réponse allons-nous apporter à ce qui nous est adressé ? C’est là une forme de communication qui vise à attendre secrètement de l’autre une reconnaissance de ses blessures intérieures et une prise de considération de ses plaies, à espérer une contenance et le rétablissement des limites (Pommereau).

Il y a dans la scarification une dimension de provocation, un défi, une opposition qui donne à voir et qui en appelle à l’autre. Une adresse à l’Autre qui peut rappeler l’ordalie.

Enfin, la scarification peut parfois apparaître comme une tentative pour recréer du temps. Dans l’impasse, le jeune vient signifier qu’il n’a pas le choix ni la capacité d’attendre. Le passage à l’acte s’impose à lui, permettant ainsi une mise à distance qui apaise momentanément, redonne un souffle, permet un temps de répit. Il ne s’agit pas de mourir mais d’arrêter de penser, de souffler, de conjurer ce sentiment d’impuissance, de suspendre le temps…

        Sens possibles des scarifications… Pourquoi ?

La scarification ne se comprend qu’à travers l’histoire personnelle du jeune.

Il ne s’agit pas ici de donner les significations intimes de telles ou telles scarifications mais de proposer des sens possibles, des hypothèses pour continuer à penser devant ces actes qui nous interrogent.

Un premier sens possible : celui de la quête d’identité.

« La peau fournit à l’appareil psychique les représentations constitutives du Moi et de ses principales fonctions » (Anzieu). Instance d’enracinement du psychisme, enveloppe narcissique, la peau est une mémoire vive du sujet.

Pour tout homme, son corps est le visage de ce qu’il est. Quiconque ne se reconnaît pas dans son existence peut agir sur sa peau pour la ciseler autrement. Le corps est une matière d’identité. Agir sur lui revient à modifier l’angle de la relation au monde. Tailler dans la chair, c’est tailler une image de soi enfin acceptable en en remaniant la forme. La profondeur de la peau est inépuisable à fabriquer de l’identité (Le Breton).

Le corps pour l’adolescent est le champ de bataille de son identité en voie de constitution. Lorsque le corps n’est pas ressenti comme expérience de plaisir, il peut devenir persécuteur. Etre « mal dans sa peau » implique parfois le remaniement de la surface de soi, pour « faire peau neuve » et les atteintes corporelles répétées forment une « enveloppe de souffrance » qui tente de rétablir une fonction défaillante du rapport au monde, un prix à payer pour assurer une continuité de soi. Là où il ne reste que le corps pour éprouver son existence, la scarification devient un mode de réassurance de l’identité personnelle.

Ainsi, dans toute scarification, il y a un désir d’exister. Un désir éperdu d'exister conduisant aux limites de la condition humaine… Désir douloureux de "crever l'opacité de sa peau qui sépare du monde" (Adamov). L’incision est une manière de se remettre au monde, de sentir les limites de soi. Par un rappel brutal de la réalité, la blessure délibérée provoque le retour à l’unité de soi.

La scarification est un langage du corps, une écriture de soi. En ce sens, les marques corporelles apparaissent comme des messages révélant les butées identitaires, des manières d’inscrire des limites. Elle questionne l’identité, à même la peau.

Pour autant, chaque jeune qui se scarifie n’est pas un écorché vif

o       Pour certains adolescents, la scarification vient comme une affirmation de soi, et simultanément un signe d’appartenance (au groupe social) répondant alors à un effet de mode. La peau fait office d’écran où se projette une identité rêvée. Quête de maturité, bricolage symbolique pour précipiter un statut désiré, pour (se) montrer qu’on est à la hauteur.

o       Pour d’autres, la peau prend place d’objet partiel et support autoérotique. La scarification vient alors comme pulsion partielle qui ne passe pas par la réalité du corps de l’autre, qui s’effectue en solitaire, qui se répète, qui apaise.

o       Pour d’autres enfin, elle a valeur de symptôme et peut s’inscrire comme conduite pathologique. Au pire, le jeune peut se forger une identité autour de ce symptôme. Ici, le danger est grand de la répétition, de l’escalade et pour finir de l’addiction. Lorsque le visage est touché, c’est l’identité toute entière du sujet qui est visée. Cela pose la question de l’organisation de la personnalité…

 

Pour certains auteurs, la scarification n’a pas valeur de passage à l’acte (psychopathologique) mais d’acte de passage (sociologique) pour des jeunes en quête de sens de leur existence. Une épreuve de passage, un rite de contrebande pour faire peau neuve à l’adolescence. Un « acte de passage du pauvre » (Le Breton), un « rituel détraqué » (Baudry), une tentative d’appropriation de soi en passant par le corps pubertaire, un corps qui se métamorphose et échappe, un corps qui trahit… L’atteinte corporelle vise ici à barrer symboliquement le développement d’un corps insupportable, un corps sexué, pulsionnel, qui force à des responsabilités nouvelles. L’inscription d’une limite sur la peau prend alors valeur de rituel. Le problème, c’est que ça n’a pas la valeur d’un rite car dans le rite, il y a la notion d’un avant et d’un après, d’une mutation. La scarification n’offre pas ce passage symbolique… Mais révèle simplement une rage contre soi, contre un corps devenu méconnaissable. Ces marques échouent à prendre une valeur symbolique durable. Elles sont toujours insuffisantes et annoncent parfois le recours obligé à des attaques corporelles plus violentes ou à des conduites à risque (tentative de suicide…) au travers desquelles l’adolescent cherche au péril de sa vie à s’éprouver existentiellement.

Dans la scarification, nous pouvons y voir un autre sens, celui d’une attaque des liens affectifs (parentaux…), une coupure des liens de sang. Se couper soi pour se couper des autres. La coupure, comme conduite de rupture vient marquer l’expression d’une agressivité, d’une attaque contre l’Autre. En se coupant régulièrement, la jeune coupe le lien et veut afficher une autonomie symbolique… Comme si l’épanouissement de soi devait passer par cette coupure, tentative de sortir de l’emprise de l’autre. Attaquer son corps, c’est essayer de montrer qu’il n’appartient qu’à soi, qu’on en est maître. « Je suis libre de faire ce que je veux ! » nous disent certaines pour justifier leur geste… Sauf que liberté n’est pas synonyme d’autonomie… C’est même tout le contraire !

Parfois, la scarification apparaît comme un acte qui cherche à dépasser un trauma (abus sexuels…) ; elle souligne le besoin de purification d’un corps, sali, insupportable et simultanément elle mime la punition d’être soi. Raccourci entre blessure narcissique et blessure corporelle, elle cherche à substituer la cicatrice au souvenir. Il y a là un retournement de la violence contre soi. A la violence subie, répond, parfois des années après, une violence agie, contre soi. Sur le modèle de la compulsion de répétition, les scarifications viennent, dans un mouvement de reprise sous emprise, rejouer à même le corps, l’effraction subie (Dargent).

La révélation d’un abus sexuel, souvent longtemps tue, est souvent le moment d’un « déballage », d’une surexposition, d’une confrontation au réel d’un trauma qui n’est pas encore symbolisé. Cette révélation de l’intime, outre qu’elle agie comme un rapproché excitant avec l’adulte, survient comme une nouvelle effraction, une hémorragie. Ce moment ravive le traumatisme et la souffrance, à défaut d’être contenue et symbolisée, reste à l’état de blessure ouverte.

Ici, la coupure, incarnation du traumatisme effracteur de la séduction agie par l’adulte, vise à décharger une tension interne inélaborable et signe le retour d’éléments clivés, insuffisamment symbolisés. Au moment de la puberté, l’émergence pulsionnelle et la nécessaire mise en représentation des éprouvés pubertaires (Gutton) se voient entravées par le retour du clivé, sous forme d’actes ou de conduites (Roussillon). Les scarifications, fréquentes dans ces moments là, apparaissent alors comme l’expression d’une souffrance et d’un traumatisme encore non élaborés, aux confins du pensable et donc de l'assimilable. L’inscription dans le sensoriel barre l’accès au travail de mise en représentation, court-circuite le monde interne, insuffisamment organisé. L’indicible du trauma rencontre le seul langage d’un corps qui doit saigner et être puni de l’outrage. La blessure renoue avec une frontière, là où, notamment en cas d’abus sexuels, toute limite symbolique a été franchie. Il y là une volonté de survivre, nullement un désir de mourir. Mais si la scarification réintroduit une limite, elle s’effrite aussitôt, contraignant à recommencer quand les vagues de la souffrance reviennent envahir et submerger le sujet… Hémorragie de la souffrance qui peut devenir source de répétition et d'une jouissance… Jouissance à l'œuvre, qui échappe au sujet. La jouissance se fraie là où le réel de la chair envahit tout le champ psychique et par rebond tout le champ de l’intersubjectivité. Donné à voir, le corps scarifié triomphe autant qu’il questionne et cherche réparation, dans un mouvement d’exhibitionnisme complexe, entre défi et adresse (Dargent). Le défi face à l’adulte vient tenter de colmater l’impuissance infantile et la rage qui l’accompagne. L’escalade est ici bien dangereuse… Jusqu’à « se faire la peau » !

La seule issue pour que cesse la répétition est de trouver une manière de dire la souffrance, de la signifier autrement, à quelqu’un qui puisse l’entendre.

En guise de conclusion…

A ce moment de la croisée des chemins, dans l’incertitude qui pèse sur l’avenir, l’adolescent doute de lui, interroge le monde, éprouve son corps… Lorsqu’il en vient à se scarifier, il faut y voir un appel à vivre et un appel à l’aide. Dans cette attaque du corps, il sollicite une reconnaissance ; il interpelle l’adulte. Et il y aurait grand risque de banaliser la pratique des scarifications ; risque d’en faire un symptôme social, toujours à recréer et de passer à côté de la problématique psychique.

A nous de le rencontrer et de nous donner les moyens de lui permettre de redonner du sens à son existence…

Bibliographie :

 

Anzieu D. Le Moi-peau. Ed. Dunod, Coll. Psychismes, Paris, 1985.

Baudry P. Le corps extrême. Ed. L'Harmattan, Paris, 1991.

Choquet M., Ledoux S. Adolescents. Enquête nationale. Ed. Inserm, Paris, 1994.

Dargent F. Les scarifications chez l’adolescente : du masochisme cruel aux scénarios pervers comme mouvement paradoxal de subjectivation. Adolescence, Paris, 2006, 24, 3, 651-663.

Gutton P. Souffrir… Pour se croire. Adolescence, Paris, 22, 209-224.

Kestemberg E. L'adolescence à vif. Ed. Puf, Coll. Le fil rouge, Paris, 1999.

Le Breton D. Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles. Ed. Métailié, Paris, 2002.

Le Breton D. La peau et la trace. Sur les blessures de soi. Ed. Métailié, Paris, 2003.

Nakov A. "D'avoir mal, ça fait moins mal". L'enfant, ses parents et le psychanalyste. Ed. Bayard Compact, Paris, 2000, 773-783.

Pommereau X. Ado à fleur de peau. Ce que révèle son apparence. Ed. A. Michel, Paris, 2006.

Roussillon R. Agonie, clivage et symbolisation. Ed. PUF, Paris, 2004.