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ERRANCE EN ADOLESCENCE

 

philippe gutton

 

Je remercie les organisateurs de l’accueil dont nous sommes l’objet à l’abbaye de Fontevraud pour cette journée concernée au voyage. Je vous remercie de me donner l’occasion de revenir sur nos travaux concernant l’errance que nous avons mené avec l’Équipe de l’Unité de Recherche sur l’Adolescence (Université de Paris VII) dans les années 1993-1994, nous avions à l’époque passé un contrat avec un foyer d’accueil Jean Cotxet destiné aux adolescents errants dans Paris et la brigade des mineurs afin de pouvoir réfléchir sur les problématiques posées[1].

 

Je désire à titre de prologue présenter l’axe général de mes réflexions concernant la dynamique adolescente. Lors de la puberté, un changement psychique profond survient qualifié par Freud[2] de métamorphose c’est-à-dire de changement structural. La génitalité au décours de la sexualité infantile prend date dans le corps, s’inscrivant d’abord dans la sensorialité, la sensorimotricité, la sensualité. Celui qui est encore un enfant avec son passé tout récent, ses assises intergénérationnelles, la spécificité de ses relations parentales se trouvent dans l’obligation de gérer, élaborer, nous disons actuellement à la Revue Adolescence subjectiver cette problématique de changement. Là, où une discontinuité est restée introduite, il s’agit de reconstruire une certaine continuité dans le temps. Voilà, la dynamique adolescente qui est particulière pour chacun des adolescents, et qui, bien entendu, ne souffre guère de classification sur un modèle nosographique. Contraint par l’irruption de la génitalité l’adolescent se trouve (en reprenant les expressions de Didier Papéta) être un explorateur ; il doit précisément se lâcher, larguer ses amarres de l’enfance ; assurément l’adolescence ordinaire dans sa crise d’originalité est une procédure à risque ; de façon imagée, je dirai, l’adolescent, « ce marin » de la même façon que François Mauriac s’esclaffait : « L’adolescent ce poète »[3]. Bref, il faut être très organisé pour pouvoir mener son adolescence. Il faut surtout croire dans la nécessité et la pertinence des processus d’adolescence eux-mêmes, il faut croire dans les objets à investir, en sa capacité imaginative, il faut à partir de cette pression corporelle pubertaire s’engager dans un voyage à l’intérieur de soi selon l’expression de Ségalen. L’adolescence est l’art sous l’incitation de la métamorphose pubertaire d’imaginer, de trouver des contenances à ses pensées : c’est la pensée associative au sens freudien qui est la marque de bonne santé des adolescents. Son impossibilité est a contrario la blessure dont souffre tout adolescent qui verse dans la psychopathologie pubertaire ; celui-la présente un vide de la pensée, de l’ennui, un état de morosité, que l’écrivain Moravia évoquait comme une panne d’électricité sur la vie imaginative.

1 - Entrons dans le thème même de cette conférence ; l’adolescent errant ne croît en rien, ne fait confiance ni en sa vie intérieure ni en son environnement, sa pensée est vide ; il est morose. Bref, au plan dynamique il est bloqué dans son développement, il ne fait pas d’adolescence. L’adolescent errant est toujours en notre société profondément pathologique sa vie est fondée sur une redoutable conduite d’erreurs ; le terme d’errance semble historiquement forgé d’un amalgame entre errare, se tromper et errare qui donne itinerare, aller librement. L’adolescent serait placé entre « l’aller ça et là », marcher longuement sans destination et sans but et l’égarement psychique ou la déraison ; je dirai plutôt parce qu’incapable d’activités imaginatives et a fortiori de raison, il est devenu errant. L’adolescent est animé par la redoutable croyance de ne croire en rien, résultat de son absence de confiance en l’objet et en l’environnement : véritable « a-fiance » qui masque en fait une méfiance, voire paranoïa. Oui, l’environnement qui ne fut dans le temps de la jeune enfance pas suffisamment bon se révèle pour ces adolescents souvent dangereux, persécuteur. En effet, leur passé est une succession chaotique, de placements familiaux et de réinsertions dans des structures familiales fort pathologiques. Prenons un exemple clinique concernant cette structure antisociale secrète sous le masque de l’associabilité.

 

Bernard est un des rares errants qui a bien voulu venir à mon cabinet de psychanalyste, il partageait sa vie entre une errance d’été avec squats, usage de produits, petite délinquance, musique dans la rue et d’autre part une installation d’hiver tranquille chez sa mère célibataire dont il tenait alors le ménage. Il accepte de venir par amour de sa mère et de s’exprimer dans la mesure où celle-ci reste pendant la séance, sinon il serait pris d’une panique formidable. Je lui propose d’une façon audacieuse de tenter un psychodrame. La veille de la première séance, il rêve que son père le tue et l’équipe lui propose de jouer la scène en question. Un état d’extrême anxiété le saisit l’empêche de terminer son jeu, il erre ensuite dans Paris, victime d’une véritable dépersonnalisation. Lorsque le responsable du psychodrame le relance, il acquiert l’étrange conviction que ce dernier nourrit un dessein homosexuel à son égard ; comme sa mère en nie l’éventualité, il se considère persécuté par lui et déclenche malgré sa tranquillité apparente une conviction paranoïaque.

 

Ces errants craignent de croire en la qualité de l’objet, en la satisfaction que celui-ci peut leur apporter, éventuellement dans le désir venant de l’objet lui-même. Pour ces adolescents pas de départ ni d’arrivée. À ce titre distinguons clairement l’errance adolescente des voyages pathologiques et surtout de la fugue ; le fugueur part d’un lieu pour un motif plus ou moins imaginaire et se dirige vers un autre lieu tout aussi imaginaire, la mer comme dans le film des Quatre cents coups de Truffaut, il récidive peu et raconte volontiers ses péripéties. Selon les enquêtes, cet adolescent n’est guère perturbé, même si la fugue le jette dans des conduites à risque[4]. L’errant ne peut pas même être comparé à un immigré, parti d’un pays plus ou moins lointain et d’une langue maternelle, et s’immigrant.

2 - De façon un peu générale, j’ai dit précédemment que l’adolescent errant ne croyait en rien, plus encore était convaincu du rien. Sans foi ni loin... sans toit ni toi. En fait, il croit en l’espace pour être, marcher pour être. Le temps est figé pour lui, l’espace le remplace, je peux dire que l’adolescent est addicté à l’espace tels certains marins à la mer. L’espace a pour lui dirais-je autrement une valeur d’activité fétichique. Si la bonne errance, celle qu’autorise le droit d’adolescence à flâner, s’égarer quelque peu, bourlinguer, bref chercher quelqu’autre de qualité pour assumer sa crise d’originalité juvénile, n’est guère ici possible. Dans l’isolation formidable, ces adolescents sont perpétuellement perplexes, déroutés au sens propre du terme, sans véritable quête de rencontre avec d’autre : il n’y a pas de groupe d’errants à Paris, chacun erre dans la désolation cherchant de lieu de repos, peut être de transition dans des squats peu familiers, s’aident de produit souvent illicite ; bref parlons d’une véritable dépendance de ces sujets à l’espace. Bernard Brusset la compara aux vicissitudes d’une déambulation addictive, tel qu’on l’observe de façon très ordinaire chez les jeunes anorexiques ; il y analysa le cas de Sonia, âgée de treize ans, qui passait le plus clair de son temps en une marche rapide dans les rues[5].

Contre quel manque ces adolescents se défendent par une activité fétichique ? Bien entendu, nous l’avons dit, une effroyable enfance ayant débuté par des carences maternelles. Il est intéressant également d’explorer le transgénérationnel[6] de ces adolescents : deux exemples classiques ; celui d’Arthur Rimbaud, éternel adolescent jusqu’à son dernier soupir, dont l’errance est rapprochée du fantôme paternel dans les travaux d’Alain de Mijolla[7]. L’autre, bien intéressante également, est celle de Paul Nisan telle qu’elle fut analysée par Jean-Paul Sartre[8]. Chaque errance de cet écrivain l’amènerait à retrouver ses sentiments et images d’adolescent lorsque sa mère l’éveillait la nuit en disant : « Ton père n’est pas dans sa chambre, cette fois , je suis sûr qu’il va se tuer ». Les vagabondages indécents de cet ingénieur se multiplièrent quand le jeune et brillant Paul entrait dans sa quinzième année. Il se mit alors à répéter les sombres folies de son père, recommencer ses fuites, suivre ses trajets dans la rue, éprouver qu’il devait mourir...

Quel serait l’inverse de l’errance ? L’enfermement, la prison, l’hospitalisation, l’isolement (tel que l’on le propose encore chez les anorexiques). Même, la famille en sa maison apparaît pour ces adolescents un gouffre, un vide. Ces mesures qui furent prises bien souvent au cours des siècles eurent, ceci émerge de notre étude, un effet désastreux, entraînant épisodes psychotiques et tentatives suicidaires. La question est entière de savoir comment traiter ces adolescents errants, assurément ils ne viennent guère à nous, ils ne restent pas dans le bureau, il faut, au sens plein du terme, les suivrent. Olivier Douville[9] donne un exemple, bien intéressant dans lequel il parvint à être un tiers semble-t-il fort intéressant, « en faisant les cent pas dans la rue ». Peut-être que le traitement moral d’Esquirol sous forme d’une « ordonnance de voyage » serait une bonne voie à condition d’être accompagnée. Oui, que serait devenu Robinson Crusoë, adolescent de dix-huit ans, décidé à courir le monde, s’embarquant contre la volonté de ces parents et faisant naufrage, fils de personne disait-il, vagabond par défi, se répétant à l’occasion : « Je suis perdu, je suis perdu », que serait-il devenu sur son île sans sa rencontre avec  Vendredi ?

3 - Tout dépend donc, concernant la clinique de l’errance de la signification culturelle de l’espace. C’est elle qui régit ce que Michelle Perrot nomme la culture errante[10]. La description que j’ai faite dans ces quelques lignes s’inscrit dans le formidable familialisme existant depuis le XIXe siècle. Michelle Perrot parle à cette époque de l’enfamilialement de la société qui renforce le contrôle des adolescents. Celui qui jusqu’alors, était en « voyage » devient un vagabond détesté, recherché, arrêté... dangereux pour le sédentaire. Mai 1968 ne modifia pas les choses l’évolution de l’urbanisme, les nouvelles conceptions de la rue, les espaces publics, les divers rapprochements entre campagne et urbanisation modifièrent la topologie de l’errance mais pas sa signification. Pour notre « culture de la maison », le fugueur franchi le seuil et se rend dans divers groupes de pairs : pour les parents et bien des thérapeutes, le risque devient grand pour ces adolescents-là. Depuis quelques années, nous avons appris à voir les choses autrement : l’adolescence se construit en deux lieux, la famille et les groupes d’adolescents ; entre eux le seuil signifiant des relations inter groupales. L’errant, lui n’est ni dans la famille, ni dans les groupes.

Tout différent (ne cherchons pas à les comparer) sont les errants d’autres cultures, en Amérique Latine, à la périphérie des grandes villes, en Afrique. Olivier Douville[11] a décrit précisément les enfants de la rue (et non pas dans la rue) qu’il observa à Bamako. Pour ceux-ci, il s’agit de vivre, dirais-je de survivre, de s’entourer d’autres, d’inscrire des repères des démarcations, des territoires. Bref, il s’agit de mener son enfance, son adolescence dans un espace urbain sans référence familialiste voire intergénérationnelle. L’entre deux est pour eux à créer par la quête d’autrui ; il ne s’agit pas ici de l’intimité de la maison mais de ce que serge Lesourd nomme l’extimité[12] en ville.

 

Philippe Gutton
Professeur des Universités
Directeur de la Revue Adolescence
3, avenue Vavin
75006  Paris, France           Tél : 06 85 70 54 17

[1]. Celles-ci ont été l’objet du numéro 23 de la Revue Adolescence (1994-1).

[2]. Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris : Gallimard, 1987.

[3]. Mauriac F. (1926). L’adolescent ou Le jeune homme. Paris : Hachette.

[4]. Il peut être comparé ainsi à Perceval engagé dans la quête du Graal.

[5]. Brusset B. (1990). Les vicissitudes d’une déambulation addictive. Essais métapsychologiques. Rev. Fr. Psychanal., 53 : 671-686.

[6]. L’errance serait une quête issue des origines qui au lieu de s’effectuer dans le temps psychique s’accomplit dans l’espace, inconsciemment certains adolescents justifient leurs errances par la quête d’un parent inconnu, perdu, disparu depuis longtemps qu’il cherche dans la rue ou dans les gares, dans les campagnes voire hors des frontières.

[7]. de Mijolla A. (1986). Les visiteurs du moi. Paris : Les Belles lettres.

[8]. Sartre J.-P. (1990). Préface du roman de Paul Nisan. Aden, arabie. Paris : Maspéro, p. 30-41.

[9]. Douville O. (2003). « Move to the outskirts of town ». Adolescence, 21 : 25-44.

[10]. Perrot M., Birraux A., Goldberg F., Gutton G. (1994). Le chevalier errant comme figure valorisante de l’errance. Adolescence, 23 :19-35.

[11]. Douville O. (1994). De l’errance et de ses fils. Adolescence, 12 : 113-126 ; (2003). « Move to the outskirts of town ». Op. cit.

[12]. Lesourd S. (2003). L’intime extimité de la rue. Adolescence, 21 : 91-98.