Figures de la parentalité dans la peinture occidentale et les arts visuels
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Les interactions mère enfant : Le langage et la parole
Une illustration historique du débat de l'inné et de l'acquis. 

La croyance dans le  mythe d'une langue naturelle et universelle est très ancienne. A la charnière du 15iéme siècle et du 16ième siècle, Jacques IV d'Ecosse (1473-1513) à une époque où la question de l'éthique scientifique ne se posait pas,  tentât une bien curieuse et cruelle expérience : priver des nourrissons de toute parole humaine pour savoir quelle langue ils parleraient. L'histoire prétend qu'élevés par une nourrice muette, ils auraient parlé l'Hébreu. Il ne faisait que répéter l'expérience moins réussie (tous les enfants moururent) de Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250) qui lui , sans doute lecteur d'Hérodote, avait tenté de reproduire celle du pharaon Psammétique Ier (663-609 av.).

 

 

 

 

Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250)

« [Frédéric II] voulut faire une expérience pour savoir quels seraient la langue et l’idiome des enfants, à leur adolescence, sans qu’ils aient jamais pu parler avec qui que ce fût. C’ est ainsi qu’il ordonna aux nourrices d’allaiter les enfants [… ] avec la défense de leur parler. Il voulait en effets savoir s’ils parleraient la langue hébraïque, qui fut la première, ou bien la grecque, ou la latine, ou l’arabe ; ou s’ ils parleraient toujours la langue des parents dont ils étaient nés. Mais il se donna de la peine sans résultat, parce que les enfants ou les nouveaux-nés mourraient tous. »

Salimbene de Parme, Cronaca [Chronique], n. 1664

 

 

Psammétique (663-609 av.)

" Avant le règne de Psammétique, les Égyptiens se croyaient le peuple le plus ancien de la terre. Mais quand Psammétique devint roi, il voulut savoir quel peuple méritait vraiment ce titre ; et depuis ce temps, les Égyptiens pensent que les Phrygiens les ont précédés, s'ils sont eux-mêmes plus anciens que tous les autres peuples. Toutes les recherches de Psammétique pour découvrir un moyen d'apprendre quel peuple était le premier apparu sur terre étant demeurées vaines, il imagina ce procédé : il fit remettre à un berger deux nouveau-nés, des enfants du commun, à élever dans ses étables dans les conditions suivantes : personne, ordonna-t-il, ne devait prononcer le moindre mot devant eux ; ils resteraient seuls dans une cabane solitaire et, à l'heure voulue, le berger leur amènerait des chèvres et leur donnerait du lait à satiété, ainsi que tous les soins nécessaires. Par ces mesures et par ces ordres, Psammétique voulait surprendre le premier mot que prononceraient les enfants quand ils auraient dépassé l'âge des vagissements inarticulés. Il en fut ainsi ; pendant deux ans, le berger s'acquitta de sa tâche, puis un jour, quand il ouvrit la porte et entra dans la cabane, les enfants se traînèrent vers lui et prononcèrent le mot "bécos" , en lui tendant les mains, c'est, chez les Phrygiens, le nom du pain. Les Égyptiens s'inclinèrent devant une pareille preuve et reconnurent que les Phrygiens étaient plus anciens qu'eux. "

 Hérodote, L'enquête, II, 2. Traduction A. Barguet, Gallimard, Paris, 1964
Les prêtres d'Héphaistos (Ptah) de Memphis auraient raconté cette histoire à Hérodote qui ajoute que les Grecs disent que le roi les confia à des femmes à qui il avait fait couper la langue.

 

L'expérience de Akbar le Grand (1542-1605) : la Gang Mahal ou « maison des idiots »

Akbar le Grand aurait organisé une expérience similaire en Inde à la fin du 16ème siècle. 

CATROU, François (1708) Histoire Générale de l'Empire du Mogol depuis sa fondation. .

[Akbar] "...fit enfermer dans un Château situé à six lieuës d'Agra, douze Enfans à la mamelle. On les fit élever par douze Nourrices müettes, ausquelles on donna un Portier müet comme elles. Le Portier avoit défence, sous peine de la vie, d'ouvrir jamais les portes du Château. Quand les Enfans eurent atteint l'âge de douze ans, Akebar les fit venir en sa présence. Il rassembla alors dans son Palais des gens habiles en toutes les langues. [ ] Lorsque ces Enfants parurent devant l'Empereur, on fut tout étonné qu'il [sic] ne parloient aucune langue. Ils avoient appris de leur Nourrice à s'en passer. Seulement ils exprimoient leurs pensées par des gestes qui leur tenoient lieu de paroles. Enfin ils étoient si sçauvages & si honteux, qu'on eut bien de la peine à les apprivoiser, & à délier leurs langues, dont ils n'avoient [p.138] presque point fait d'usage dans l'enfance "

 

ABUL FAZAL. The Akbar NAmA of Abu-l-Fazl, translated from the Persian, transl. H. BEVERIDGE (1902-1939). Reprinted 1993, 3 vols (in 2), Delhi: Low Price Publications.

Vol. III: 581-582. The incident of "the testing of the silent of speech (khamUshAn-i-goyA)." In an argument about language origins, Akbar held that speech arose from hearing, so babies raised without hearing speech would be unable to speak. For proof, he "had a serai built in a place which civilized sounds did not reach. The newly born were put into that place of experience, and honest and active guards were put over them. For a time tongue-tied (zabAn basta) wetnurses were admitted there. As they had closed the door of speech, the place was commonly called the Gang MaHal (the dumb-house)." Some time later (August 1582), Akbar was in the vicinity and "he went with a few special attendants to the house of experiment. No cry came from that house of silence, nor was any speech heard there. In spite of their four years they had no part of the talisman of speech, and nothing came out except the noise of the dumb."

 


 


Vierge allaitant et anges musiciens

Musée du Louvre,
Jeanne d'Evreux 1307- 1371

Le contraste "humaniste" de la Renaissance italienne

A l'époque où Jacques IV, dernier roi d'Écosse à parler le Gaélique, se questionnait sur la langue universelle, à l'autre extrémité de l'Europe, en France, en Hollande, en Italie, les peintres de la Renaissance s'essayaient à la peinture naturaliste. Sous des prétextes de scènes religieuses, ils déroulaient une représentation profane de la maternité s'appuyant sur une observation fine des relations entre une mère et son enfant. Ces représentations, par la richesse des interactions entre la mère et l'enfant,  tranchent singulièrement avec les expériences du Roi d'Ecosse. Aujourd'hui, avec l'apport de la psychologie, de la psychanalyse, de l'éthologie, nous pouvons y voir une assez bonne illustration des interactions précoces entre une mère et son bébé. 

Les interactions vocales et les échanges langagiers étaient certainement les plus difficiles à représenter sur une toile, muette par nature. Reprenant la tradition des anges musiciens, très courants dans les Annonciations pour figurer la prise de parole divine, les peintres de la Renaissance les ont utilisés dans un autre registre, celui des relations proches entre la mère et son enfant, que l'on peut interpréter comme un bain de langage qui entoure l'enfant. Ceci nous évoque comptines et berceuses, paroles douces et jeux vocaux bien-sûr, mais aussi en arrière-plan toute la transmission du langage et de la culture au travers des arts et des lettres.

 

"La Vierge et l'Enfant entourés d'anges" 
Peinture flamande - Ecoles du Nord - Ancienne Pinacothèque de Munich

 

 

"La Madone et les anges rouges" Giovanni Bellini  1480-90 Gallerie dell'Accademia, Venise

 

Si le bain de langage et de culture qui entoure l'enfant paraît joliment mis en valeur par la présence des Anges musiciens, comment représenter les expériences vocales de l'enfant en écho aux paroles, comptines et berceuses de sa mère ? Giovanni Bellini nous en donne une première réponse avec cette maternité qui montre l'Enfant Jésus portant un oiseau dans sa main. 

 

"La Vierge et l'Enfant" 1510 Giovanni Bellini, Metropolitan Museum of Art, NY


« La Madone et l’Enfant avec un chardonneret »
Benvenuto Tisi dit Il Garofalo

Mais c'est Benvenuto Tisi dit Il Garofalo dans son tableau « La Madone et l’Enfant avec un chardonneret » qui nous donne la solution. Le chardonneret, "Il cardellino", est, nous dit Littré, un oiseau chanteur. En Italie, le chardonneret (cardellino) semble être emblématique de l'oiseau chanteur tandis qu'en France ce serait plutôt le rossignol (usignolo) même si Hergé a surnommé Bianca Castafiore  "Le Rossignol Milanais".

Dans le tableau de Benvenuto Tisi, le geste de l'admonition de l'enfant donne le sentiment qu'il est sur le point de parler, l'index de la main droite pointé vers sa bouche, les lèvres presque mobiles, le regard appelant l'attention de son interlocuteur, tenant fermement dans son autre main son chardonneret en train de chanter, le bec bien ouvert, tandis que sa mère l'encourage doucement par toute son attitude enveloppante. 

Le geste de l'admonition a eu plusieurs sens allant de l'annonciation à l'admonestation en passant par la réprimande, l'avertissement ou la mise en garde. Dans ces tableaux, la présence ludique du chardonneret, la composition de situations intimistes, familiales, et l'absence d'autres personnages à "admonester", évoquerait plutôt la simple prise de parole de l'enfant.

 

Benvenuto Tisi dit Il Garofalo (1476, 1559)

A la cour des Este de Ferrare, en pleine Renaissance Italienne, Benvenuto Tisi dit Il Garofalo a peint plus d'une centaine de maternités qui illustrent par leur variété et la précision de ses observations tout l'éventail des interactions mère enfant. 

 

 

"Madonne à l'enfant en train de prendre un chardonneret" 
Benvenuto Tisi dit Il Garofalo (1476, 1559)

 

La dimension ludique du jeu avec l'oiseau, qui subvertit le thème religieux, parait encore plus évidente dans cette série où l'oiseau peut-être attrapé, attaché ou nourri. L'objet transitionnel, décrit cinq siècles plus tard par Winnicott, est là, sous nos yeux, observé et peint par un artiste du 15ème siècle.

"Madone à l'enfant avec un chardonneret"
Benvenuto Tisi dit Il Garofalo (1476, 1559)

 

Remarquer la ficelle qui attache l'oiseau qui cherche à s'échapper et la mine amusée de l'enfant.

 

 

 

L'oiseau attaché par une ficelle lui confère encore de façon plus évidente le statut d'objet transitionnel.

 

"Madone à l'enfant avec Saint Nicolas de Tolentino et Catherine de Sienne" détail
Benvenuto Tisi dit Il Garofalo (1476, 1559)

 

"Madone à l'enfant avec un chardonneret" détail
Benvenuto Tisi dit Il Garofalo (1476, 1559)

L'enfant présente à l'oiseau de petits fruits qui pourraient être des cerises.

"Madonne à l'enfant " 
Benvenuto Tisi dit Il Garofalo (1476, 1559)

 

Il Garofalo a peint d'autres madones avec un enfant et un oiseau. Remarquer là aussi le geste d'admonition.

"Sainte famille avec un oiseau"
Benvenuto Tisi dit Il Garofalo (1476, 1559)

 

 

Références

L'émergence d'un lexique dans une population d'agents autonomes, Frédéric Kaplan  Thèse de doctorat, Paris VI

Fioravanti Baraldi Anna Maria. Il Garofalo. LUISE EDITORE Rimini 1998

Remerciements au Professeur Véronique Dasen de l'Université de Fribourg  et au Professeur J-B Garré (Faculté de Médecine d'Angers) pour leurs aides précieuses concernant les références historiques.

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