Actes de la Cinquième Journée
MÉDECINE et SANTÉ de l'ADOLESCENT

 

 

 

ADOLESCENTS DIFFICILES: entre AUTORITÉS et SOINS

 

CONTENIR SANS DETENIR

OU LA QUESTION DU CADRE THERAPEUTIQUE

 

X. POMMEREAU[1]

 

 

Notre expérience est celle d’une institution hospitalière au sein de laquelle nous dirigeons deux unités de soins disposant chacune d’une équipe pluridisciplinaire spécifique et d’un espace propre, accueillant à temps complet ou partiel des adolescents et jeunes adultes âgés de 14 à 25 ans : une unité de 15 lits, destinée aux jeunes suicidaires ; une unité de 12 lits, destinée aux jeunes anorexiques. La première accueille environ 350 patients par an. La seconde, 40 patients à temps complet et 40 à temps partiel. Dans l’une ou l’autre unité, les séjours sont librement consentis et se déroulent en milieu ouvert. Ils sont brefs (de 10 jours à 3 semaines) pour les jeunes suicidaires et d’une durée de 4 mois en moyenne pour les jeunes anorexiques. C’est dire que les temps et les modalités de soins ne sont pas les mêmes, restituant en cela les différences de prise en charge entre un comportement de rupture – l’acte suicidaire – au caractère transnosographique et un trouble addictif constitué – l’anorexie mentale grave avec ou sans conduites boulimiques.

La spécificité en âge et en pathologie traitée caractérise notre postulat institutionnel. Les deux unités accueillent une même tranche d’âge – les 14-25 ans – qui est celle où l’incidence de ces troubles des conduites est la plus forte. Ce choix permet aussi de réunir adolescents et jeunes adultes se reconnaissant comme « semblables », ce qui facilite leur adhésion aux soins et favorise le travail groupal. On sait en effet que ceux-ci supportent mal d’être hospitalisés avec des enfants ou des personnes âgées. Quant à la nature du service qui les accueille, la peur de la maladie mentale et la crainte de la stigmatisation leur font fuir les lieux trop marqués par la psychiatrie institutionnelle. Dans la plupart des cas, il n’est d’ailleurs pas souhaitable d’hospitaliser les jeunes suicidaires et les jeunes anorexiques dans des unités de psychiatrie ayant à traiter des malades mentaux aux pathologies sévères et évolutives. Tentatives de suicide (TS) et troubles anorexiques à l’adolescence nécessitent d’être évalués dans des espaces de soins « transitionnels » permettant la reconnaissance et la prise en compte de la souffrance psychique sans réduire celle-ci à la maladie mentale. Nous pensons qu’il est même nécessaire de distinguer ces conduites d’agir entre elles à partir des fonctionnements psychiques qui les sous-tendent. Les jeunes suicidaires agissent dans le registre de la rupture et de la décharge pulsionnelle, tandis que les jeunes anorexiques sont dans une position de déni et de clivage. L’attaque du corps propre se trouve, dans l’un et l’autre cas, au devant de la scène, mais son « niveau » n’est - le plus souvent - pas le même : la majorité des TS s’inscrivent dans le cadre d’une réactualisation de conflits oedipiens non résolus ; l’anorexie mentale grave de l’adolescence renvoie à l’altération des relations pré-oedipiennes de la prime enfance. Evidemment, et en dehors des questions de structures de personnalité, il existe des cas où la TS révèle un fonctionnement psychotique et d’autres où l’adolescent en souffrance passe de l’anorexie à la problématique suicidaire. La mise en place de deux unités d’hospitalisation distinctes et spécifiques permet justement le « passage » de l’une à l’autre en fonction de la nature des troubles constatés, ce qui en favorise la reconnaissance et la prise en charge.

 

L’unité pour jeunes suicidaires a pour triple objectif d’offrir un temps de pause et un espace contenant où chaque sujet trouve un apaisement à ses tensions, où un bilan approfondi est réalisé et où peut s’amorcer une élaboration psychique qui se poursuivra en ambulatoire avec l’aide d’un thérapeute. L’unité pour jeunes anorexiques offre des conditions d’évolution d’un « corps groupal anorexique » à l’intérieur duquel des groupes évolutifs sont définis et reconnus en fonction des rapports que les adolescents concernés entretiennent avec la nourriture, leur corps, leur imaginaire, les pairs, la famille. Les diverses transitions établies entre corps et psyché, sujet et groupe, modes d’hospitalisation (à temps complet ou à temps partiel), etc., servent de supports à l’expression des affects et à la restauration des capacités de liaison.

 

Chaque unité dispose de modalités thérapeutiques articulant soins individuels et soins de groupe, entretiens et médiations non verbales, rencontres centrées sur le patient et rencontres familiales. Certaines sont naturellement spécifiques des troubles exprimés, tandis que d’autres sont proposées de manière similaire. Mais la spécificité de chaque unité ne repose pas seulement sur les méthodes et les techniques utilisées. Chacune trouve sa cohérence dans la définition d’un cadre thérapeutique propre, conçu en fonction des problématiques rencontrées. Le cadre thérapeutique dépasse en cela la simple configuration architecturale censée définir les lieux de vie, les espaces hôteliers, les salles de réunion et les pièces destinées aux entretiens. Il s’agit plutôt d’un « cadre d’évolution » dans tous les sens du terme, représentant l’ensemble du dispositif formel et contractuel fournissant des temps et des espaces thérapeutiques inscrits dans la réalité externe mais riches d’éléments figuratifs propices à la symbolisation.

 

La notion de cadre renvoie d’abord à la délimitation de ces temps et de ces espaces, le mot désignant concrètement la bordure (carrée à l’origine, comme l’exprime le latin quadrus) d’un tableau ou d’un miroir. Cette délimitation est à la fois matérielle et abstraite, signifiée par l’identification des lieux et des moments de la vie institutionnelle, et garantie par un règlement intérieur stipulant les conditions de séjour, les horaires, les autorisations et les interdictions. Tout patient ne peut être admis qu’après avoir pris connaissance et accepté ces conditions, ce qui confère au cadre thérapeutique sa dimension contractuelle librement consentie. Il fait office d’enveloppe générale, de « peau institutionnelle », circonscrivant un ensemble à l’intérieur duquel d’autres enveloppes définissent des sous-espaces. Il est donc question de contenance, non de détention. Sa matérialisation doit faire sens : ainsi, chaque séjour dans l’unité pour jeunes suicidaires débute par une période de rupture (pas de téléphone, pas de visites, pas de sorties) qui dure 48 heures, renvoyant l’adolescent à la rupture agie de son passage à l’acte ; dans l’unité pour jeunes anorexiques, c’est une période initiale de « coupure » de 15 jours qui précède l’établissement du contrat thérapeutique et qui révèle la nécessité et l’urgence d’aménagements prenant en compte la dépendance aux liens familiaux.

Le cadre est aussi le support, le châssis, ce qui constitue la structure de l’espace de soins. Les éléments qui le composent doivent être fermes et robustes mais souples, car il s’agit de maintien, de permanence du dispositif de soins et de sa capacité à absorber les contraintes, le cas échéant à se déformer pour éviter la rupture et la déchirure. Il est alors question de souplesse, non de rigidité. L’unité pour jeunes suicidaires offre des temps et des lieux permettant le regroupement spontané des adolescents. Les soignants les délimitent sans y faire intrusion et sans chercher à s’approprier la dynamique ainsi constituée, tout en prenant en compte ce que l’effet de groupe produit et donne à voir. Inversement, l’unité pour jeunes anorexiques permet des moments de repli individuel, hors du corps groupal, au cours desquels peuvent se travailler avec un soignant la crainte du regard de l’autre et l’angoisse de la fusion identitaire.

Par métonymie, le cadre est encore ce qui définit le contenu thérapeutique, les modalités et les mouvements de passage d’un espace thérapeutique à l’autre. Entre chaque temps se révèlent des moments « libres » qui renvoient les adolescents, dans l’unité pour jeunes suicidaires, à la peur de l’ennui et de la passivité (interprétée comme une soumission) et, dans l’unité pour jeunes anorexiques, au vide et à l’abandon. Il est alors possible de travailler l’articulation de ces temps en termes d’engagement, de maîtrise, de défaut d’intériorité, etc.    

Le cadre thérapeutique représente enfin pour patients et soignants le garant de l’interdit de l’inceste, interdit qui peut en favoriser l’expression métaphorique et l’intégration. Le cadre constitue un tiers rappelant que toute relation « duelle » est illusoire, même dans les moments de la plus intense des régressions. Pour cela, les éléments qui caractérisent le cadre doivent être riches de symbolisations dialectisant différentes formes d’interfaces et d’échanges ayant valeur de protection ou de menace, d’apaisement ou de violence, d’activité ou de conduite d’agir, etc.

 

Définir un cadre thérapeutique, c’est ainsi fournir une réalité exter­ne spé­ci­fique que nous sup­po­sons acti­va­­trice du proces­sus de construc­tion ou de restauration d'un espace psy­chique inter­ne. Chaque unité of­fre un cadre et un con­­te­nu dé­ter­mi­nés en fonc­tion d'in­­­­­­suf­fi­sances ou de ca­ren­ces présup­po­sées, afin que les sujets puissent se saisir des sup­ports pro­po­sés et don­ner du sens à leurs attentes et à leurs man­ques. Les modalités offertes et les règles de vie éta­blies sont définies en fonction de ce qu'elles sont cen­sées « ré­fléchir » en termes de re­pères, de limites et d'étaya­ges.

À l'incapacité pour le sujet de s'engager d'em­blée dans un travail d'éla­boration psychique, à la prégnance de traumatismes passés ou ac­tuels qui main­tien­nent béantes de douloureuses effractions psychiques, l'insti­­tu­tion répond par la mise en place d'un cadre dé­li­mitant, con­tenant et pare-ex­citant. Celui-ci est destiné à protéger les ado­les­cents con­tre eux-mêmes ou contre la réalité externe, au sein d'une struc­tu­re conçue pour cela et acceptée par eux. L'implication personnelle qui est demandée à chacun, place le su­jet dans une position d'acteur principal de la démarche de soins. L'ado­lescent participe lui-même à sa prise en charge dans un espace mis à sa dis­po­sition, mais en même temps investi par lui comme un lieu lui appar­te­nant. En l'aidant à s'appro­prier ses actes pour ce qu'ils repré­sentent et à les ins­crire dans son his­toi­re per­son­nelle et familiale, l'institution lui permet d'amorcer un travail de réfle­xion et d'éla­bo­ration. A travers le cadre thérapeutique, l’équipe soignante répond aux conduites d’agir par des actes de soins dont la cohérence doit faire l’objet d’un travail institutionnel continu. Il ne s’agit ni de garder, ni de détenir des adolescents en souffrance, mais de leur permettre d’intégrer de nouvelles possibilités de conflictualisation, celles-là dirigées vers le respect de soi et de l’autre.

 

 

 

Bibliographie

 

Pommereau X., L’adolescent suicidaire, 2ème édition, Paris, Dunod, 2001.

Pommereau X., Santé des jeunes : Orientations et actions à promouvoir en 2002, Rapport remis au ministre délégué à la Santé, avril 2002 (disponible sur le site internet du Ministère de la Santé     www.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/024000188/0000.pdf).

Pommereau X., Les addictions, in Le Breton D., L’adolescence à risque, Coll. Pluriel, Paris, Hachette, 2003 : 144-156.



[1] X. POMMEREAU, Psychiatre des Hôpitaux, Chef de Service, Unité médico-psychologique de l’adolescent et du jeune adulte, Centre Abadie, CHU de Bordeaux, 89, rue des Sablières, 33077 Bordeaux.