Actes de la Cinquième Journée
MÉDECINE et SANTÉ de l'ADOLESCENT

 

 

 

ADOLESCENTS DIFFICILES: entre AUTORITÉS et SOINS

LE CORPS A LA PAROLE : DU SOUCI PARTAGE AUX SOINS ADAPTES

 

Y. JACQUET[1]

 

Depuis presque vingt ans que nous accueillons des adolescents en difficulté à Cholet, nous avons rencontré des adolescents difficiles.

Le Somaticien, comme tous les autres soignants, est confronté à cette situation. Elle risque de mettre à mal son autorité et de lui créer du souci quant à la pertinence et à la qualité des soins qu'il propose.

Ces adolescents difficiles qui expriment leur souffrance à travers leur corps semblent nous échapper et nous déranger, vont nous remettre en cause et parfois nous mettre à l'épreuve.

Malgré les apparences, ces adolescents ont une grande attente par rapport aux adultes qu'ils cherchent parfois désespérément : plus le jeune demande, moins il accepte de recevoir. Mais l'approche de leur souffrance à travers leur corps invite à une autre approche sémiologique et à une autre perspective de soins.

Oui, je suis un(e) adolescent(e) difficile !

Marie 15 ans : Je pèse 25 kg, ma maigreur est triomphante. J'ai l'apparence de la maîtrise. Je n'ai pas besoin de manger pour vivre. Je ne suis pas malade. Je n'ai pas besoin de médecin, je n'ai besoin de personne.

Marion, 17 ans : Regardez les scarifications au niveau de mes avant-bras. Ma souffrance est à fleur de peau. J'ai déjà fait quatre tentatives de suicide médicamenteuses. Mais que voulez-vous que je vous dise ? Cela me fait du bien de me faire du mal et quand j'ai mal, je me sens vraiment exister.

Jérôme, : Je marche avec des béquilles depuis que j'ai eu un accident. J'en ai marre de l'école. Je ne m'entends pas avec mes parents. Je me suis engueulé avec mon maître de stage. Finalement, j'ai pris ma mobylette et je me suis jeté contre un camion. J'ai besoin de me prouver en m'éprouvant.

Henri, 16 ans : Mes deux jambes ont de vilaines fractures : Un après-midi, alors que je ne me sentais pas bien, sans savoir pourquoi, j'ai avalé des médicaments. Puis, je suis monté sur le toit de la ferme et lorsque j'ai entendu mes parents arriver en voiture, je me suis jeté dans le vide, avec à la fois envie de mourir et  un sentiment d'invulnérabilité.

Jeanne : J'ai mal au niveau du dos. J'ai voulu m'échapper par la fenêtre de ma chambre et ma chute a entraîné un tassement vertébral. Je suis une adolescente difficile. Par décision du juge, j'ai été placée dans un foyer pour jeune fille. A 16 ans, je ne supporte pas les contraintes et les limites. D'ailleurs, je n'ai rien à faire dans ce Service pour adolescents. Je n'ai pas non plus envie de rentrer dans mon foyer.

Maud, 13 ans : Je me suis fracturé l'os de la main lors d'une bagarre avec une copine à l'école. Je suis bagarreuse, instable, provocatrice, intelligente. D'origine roumaine, j'ai été adoptée à l'âge de 22 mois. Je suis atteinte du sida et je subis une trithérapie. Je suis attirée par la sorcellerie et peut-être par les jeunes filles de mon âge. Je mets du bazar à l'école et à la maison. J'ai vu plein de psychiatres, de docteurs, d'assistantes sociales. C'est plus fort que moi, ce que je fais de mieux, ce sont les conneries.

Flora, 16 ans : Je suis atteinte d'un diabète instable depuis l'âge de 3 ans. J'en ai marre. Je ne supporte plus de voir des diabétologues qui sont incapables d'équilibrer mon diabète. Je fais des malaises. Je vis l'enfer du sucre. Ma jeunesse, mon diabète me l'a piquée.

 

LE CORPS A LA PAROLE

 

Le corps représente un extraordinaire moyen de communication et un véhicule privilégié d'expression des conflits et des souffrances : ce corps peut être celui du déni ou de la soumission, de la maîtrise ou de la transgression, du rejet ou de la séduction, du sublime ou des extrêmes, du plaisir ou de la souffrance.

 

Ce corps peut permettre à l'adolescent de réaliser ses désirs mais c'est également un lieu de prédilection de ses conflits, un lieu d'expression de ses identifications. Ce corps risque d'être négligé, agressé, mutilé, voire supprimé car l'adolescent  ne l'a pas choisi et c'est une arme à sa disposition qui peut se retourner contre lui. "Si je n'ai pas choisi de vivre, je peux choisir de mourir".

 

L'adolescent difficile peut  en effet se trouver confronté à un certain nombre d'éléments, source pour lui de souffrance qui se rattache à toutes les frustrations, à toutes les dépendances, à tous les renoncements, à toutes les agressions que son histoire personnelle risque de traîner dans son sillage.

 

Le souci du Somaticien est de percevoir l'adolescent difficile, en tant que personne, tel qu'il est dans sa globalité à travers son corps et au-delà de ses symptômes. Il est confronté à une sémiologie spécifique, différenciée selon qu'il s'agit d'un garçon ou d'une fille, dans une approche qui est volontiers trans-nosographique :  cependant un examen clinique de qualité est presque toujours un médiateur important dans l'établissement de la relation thérapeutique avec l'adolescent difficile.

 

Le langage du corps est pour l'adolescent un révélateur voire un amplificateur de ses difficultés. S'il n'a pas la possibilité de mettre en mots ses difficultés et de les exprimer, il obligera l'adulte à écouter ses silences, à découvrir des signes (signes cutanés d'auto-agression, véritable travail de calligraphie à rechercher chez l'adolescent en particulier au niveau des avant-bras : ils sont à la mesure de la souffrance ressentie et de bons indicateurs des violences subies) à comprendre des comportements ou à entendre des plaintes, le plus souvent d'ordre corporel en particulier chez la fille. Bien que ce différentiel garçon- fille semble évoluer actuellement, le garçon  s'exprimera davantage à travers des actes. Il se prouve en s'éprouvant mais parfois, garçon ou fille se prouve en nous éprouvant.

 

DE LA CLINIQUE DU REEL AU SOUCI PARTAGE

 

Chez l' adolescent difficile, toute approche médicale classique peut être vouée à l'échec. L'adolescent est empêtré dans ses propres contradictions avec amplification et exacerbation de tout ce qui caractérise un adolescent : provocations, déni, refus des contraintes et jeu des limites. Plus il revendique son autonomie, plus il prend conscience de sa dépendance.

 

Au-delà de l'ambiguïté des apparences et de l'intrication des problèmes, le clinicien est confronté à ce que l'on pourrait appeler "la clinique du réel". Il peut se faire du souci à bon escient à partir d'un certain nombre de données cliniques mais il n'y a pas de parallélisme entre l'importance apparente des problèmes et le vécu de ces réalités par l'adolescent. Mais devrait-on se soucier le moins de ce qui les préoccupe le plus ?

 

Le somatique a toujours partie liée avec le psychologique et la voie d'une telle compréhension ne débouche pas sur des clivages mais plutôt sur des apports réciproques.

 

Cette approche nécessite acuité et discernement et nous rend d'autant plus exigeant en ce qui concerne la qualité de notre examen clinique, la pertinence de nos analyses et le choix de nos orientations thérapeutiques dans une relation  dynamique survenant à un moment particulier de l'histoire et de la trajectoire de l'adolescent. Cette démarche adaptée repose sur l'appréciation de nos propres limites, sur le besoin de la compétence des autres et de la nécessité du partage des connaissances.

 

Le Somaticien peut en effet évoquer le désir de partager ce souci. Ce partage va plus loin qu'un simple avis ponctuel sans suite. Il y a des situations difficiles à supporter sur le plan psychologique. Mais il y a également des problématiques compliquées et intriquées. Il peut y avoir des difficultés de prise en charge mais également des attentes réciproques entre les divers intervenants (somaticien, psychiatre, médecin scolaire, infirmière scolaire, médecin traitant…) mais aussi avec les autres interlocuteurs (travailleurs sociaux, éducateurs, voire représentants de la justice). Il faut éviter l'enfermement et proposer à cet adolescent difficile des alternatives, en choisissant le bon moment pour faire intervenir quelqu'un d'autre, tout en mettant en perspective nos pratiques médicales dans un espace d'authenticité et de réciprocité.

 

Le fait de demander un autre avis ne doit pas être vécu par l'adolescent comme un abandon ou comme l'impression que l'on se débarrasse de lui. Le va et vient de la pensée  entre la réalité du corps et la réalité  psychique n'a en effet rien à voir avec ce qui pourrait être considéré comme un abandon du malade ou une disqualification du médecin. C'est au contraire une démarche empathique qui a pour but une meilleure compréhension de ce qui se passe et un meilleur accompagnement de l'adolescent difficile. Ce n'est pas non plus une disqualification du médecin mais au contraire l'articulation entre ce qui est global et ce qui est spécifique sans déni d'aucune dimension. Ceci permet de définir le rôle et les fonctions de chacun dans un esprit de complémentarité et d'enrichissement mutuel. Ce n'est pas une question de territoire ou de frontière  dans lequel la limite du jeu deviendrait vite le jeu des limites. Il s'agit d'un échange de savoir et de compétence permettant à chaque acteur de pouvoir intervenir de façon  concertée successive et pas obligatoirement simultanée en proposant des alternatives valables et acceptables par l'adolescent.

 

QUELLE AUTORITE POUR QUELS SOINS ?

 

Si notre souci est  "de prendre soin" de l'adolescent difficile, dans la pratique, on est vite confronté à des difficultés qui témoignent de la pluralité des réponses possibles par rapport aux demandes parfois contradictoires, et par rapport aux comportements auxquels doivent faire face les interlocuteurs. Chez ce jeune rebelle, récalcitrant qui pratique parfois depuis longtemps la culture de la résistance et qui continue à fonctionner comme il le faisait auparavant, ces comportements sont marqués par des ambiguïtés, des discontinuités, des avancées et des reculs, par le tout et son contraire. Rien ne lui échappera, surtout pas nos incohérences et nos limites, sa perspicacité et parfois son réalisme risquent de bousculer nos habitudes.

 

La relation de soins est une aventure périlleuse qui peut être remise en cause à tout moment car l'adolescent difficile présente un certain nombre de particularités : il est générateur de conflits, provocateur de l'autorité, et susceptible de malmener l'organisation des soins.

 

L'adolescent difficile, générateur de conflits.

 

On va vite se trouver dans un espace de confrontations qui permet certes de se situer mais qui peut aller de la simple tension au véritable conflit. Le conflit est nécessaire pour affirmer ses valeurs et tenir avec cohérence ses positions mais le propre de l'adolescent est de fonctionner dans l'immédiateté. Il cherche les adultes et malgré les apparences, attend un cadre qui contienne les pulsions qui le débordent et qu'il ne peut lui-même maîtriser. Il attend de la crédibilité de la part des adultes, de la cohérence, de la justice et  du respect. Ce dont il a besoin - la force des adultes - risque d'être ressentie par lui comme une menace pour sa propre  autonomie.

Tout rapproché relationnel excessif risque de rendre intolérable à l'adolescent ce dont il a besoin : nous devons donc lui  proposer un cadre assez précis pour éviter qu'il ne se perde mais lui permettre une ouverture assez large pour qu'il puisse se différencier. Le risque est qu'au-delà de ces turbulences assez naturelles, le conflit ne débouche sur la rupture voire le rejet. Et devant une mise à l'épreuve parfois permanente,  le face à face risque d'être  parfois explosif.

 

L'adolescent difficile : provocateur de l'autorité.

 

L'autorité est légitime. Elle permet de réaffirmer la loi. C'est ainsi que tout adolescent hospitalisé dans notre Unité est invité ainsi que ses parents ou ses représentants à adhérer à un contrat à l'élaboration duquel il a collaboré. Ce contrat, qui précise les règles du service concernant les sorties, les visites, l'usage des cigarettes ou du téléphone, est signé par l'infirmière référente, le médecin référent, les parents et le jeune qui s'engage ainsi à le respecter. Ce contrat écrit permet de définir les limites qui, si elles ne sont pas acceptées et respectées, risquent de compromettre le principe de la prise en charge de cet adolescent, dans notre Unité. Certains contrats sont plus spécifiques en particulier en cas de prise en charge de troubles du comportement alimentaire. L'adhésion à ce contrat est l'occasion d'aborder certains problèmes, d'affronter les réalités, de re-cibler le principe de la prise en charge.

 

Mais cette autorité, si elle est légitime, ne va pas de soi et "les professionnels du travail sur autrui" ont parfois le sentiment d'être emportés par une crise continue et peut être irréversible. Cette autorité ne repose plus sur la tradition indiscutable et naturelle, celle que l'on accorde uniquement à la science ou à la connaissance, au savoir ou au savoir-faire. La seule autorité légitime doit être le produit d'un consentement librement engagé. Elle n'est pas de l'ordre du pouvoir ou de la domination, de la maîtrise  ou du contrôle absolu mais de l'ordre de l'engagement réciproque négocié.  Ceci demande une adhésion subjective de l'adolescent qui le renvoie à l'usage qu'il fait de sa liberté et de l'aide que l'on peut lui apporter à se prendre en charge : ce n'est pas un jeu entre la règle et la liberté mais une réponse à l'attente des adolescents difficiles par rapport aux adultes. Ceci implique une alliance implicite aux projets, aux propositions qui sont faites, sans se substituer aux parents, en proposant un cadre thérapeutique bien étayé. C'est l'occasion de re-cibler les problèmes et d'affronter les réalités.

 

Cette provocation de l'autorité concerne le soignant lui-même qui pourrait se sentir en difficulté, remis en cause dans son savoir et son savoir-faire. Elle concerne également toute l'équipe soignante mise à mal dans sa dynamique, sa motivation, se sentant remise en cause dans sa compétence professionnelle ou relationnelle.

 

Le patient, même difficile, reste un partenaire à part entière.  Il n'est  pas seulement un objet de soins ou un sujet nécessitant des soins. C'est en ces termes que se pose la difficile question de l'observance thérapeutique, tout particulièrement  chez l'adolescent porteur de maladie chronique, qui va exprimer plus ou moins ouvertement  un refus par rapport aux contraintes de sa maladie ou une opposition par rapport aux prescriptions du soignant. Certes, cette attitude peut être une tentative légitime de s'approprier son propre corps ; mais elle peut correspondre aussi à des comportements de rupture ou d'attaque au corps qui ne permettent pas à l'essentiel des soins d'être préservé, ce qui risque de mettre la vie du jeune en danger.

 

Même si notre autorité est provoquée, il ne faut pas avoir peur de dire clairement les choses avec tact mais détermination car, pour tout médecin,  dire non,  si cela vient à propos, peut être structurant pour le patient. Sa valeur thérapeutique dépend du degré de légitimité  de la demande et de la personnalité du sujet,  tout en sachant que l'on ne pourra pas tout maîtriser,  que des rééquilibrages seront  souhaitables, au-delà de la provocation, des velléités des uns et des autres ou du partage des responsabilités.

 

L'adolescent difficile : réorganisateur du soin.

 

Devant cet adolescent difficile, qui pourrait donner l'impression de la toute puissance, provocateur ou séducteur, parfois tyrannique, ne supportant pas la moindre frustration, s'opposant à l'équipe comme le ferait un "mauvais malade", c'est à dire un malade qui empêche de croire que la médecine c'est formidable, le soignant se trouve remis en cause. Serait-il lui même un "mauvais médecin", limité dans sa prise en charge, confronté au refus d'hospitalisation, aux absences lors des rendez-vous ou à l'abandon de la prise en charge proposée, comme si sous prétexte de ne pouvoir tout maîtriser, son rôle serait relayé à celui d'un intermittent du soin. Mais notre rôle n'est-il pas au contraire d'être des accompagnateurs actifs ? Si l'adolescent a le droit de tout oser, avons-nous le devoir de tout entreprendre ?

 

L'empathie que nous avons pour la cause des adolescents sera plus forte que les difficultés que nous allons rencontrer.

 

Accompagner  cet adolescent, c'est lui faire part du souci que l'on se fait pour lui, c'est le reconnaître  dans sa souffrance, valider ses émotions et  l'aider à formuler à sa manière une demande.

S'engage ensuite une négociation avec lui  en veillant à ce que l'approche de  chaque interlocuteur dans le domaine qui le concerne réponde aux exigences, aux compétences et aux spécificités  que nécessite la prise en charge de ces adolescents difficiles, en choisissant le bon moment pour faire  intervenir quelqu'un d'autre.

 

Quant à  l'équipe soignante, remise en cause elle-même, elle se trouve  obligée de se repositionner, soumise aux pressions, aux  phénomènes d'amplification propres à l'adolescent mais souvent majorés en cas de difficultés. La réponse adaptée n'est  ni le rejet  ni la provocation mais une  réponse consistante, un recadrage parfois difficile chez des adolescents manipulateurs qui ont des vues à court terme. La réponse, c'est aussi la capacité à s'adapter rapidement pour une équipe cohérente qui adhère au projet, qui a le souci de se remettre en question et d'améliorer sa formation en permanence.

Faute de quoi,  certains soignants, envahis par le doute, peuvent avoir tendance à baisser les bras devant un  adolescent qui va  s'engouffrer  dans la moindre brèche d'une équipe fragilisée  et qui risque  l'éclatement.

Mais si l'adolescent difficile cristallise les difficultés d'une équipe, il peut également en  cristalliser les potentialités : si, dans une tempête, l'équipage est obligé d'affaler un peu les voiles, lorsque le vent s'apaise, il reprend d'autant mieux sa route.

 

Au-delà des risques de déstabilisation, de désorganisation, voire d'éclatement, l'équipe doit être encore plus exigeante dans sa façon de fonctionner, en respectant l'identité professionnelle des uns et des autres, c'est-à-dire le rôle et la fonction de chacun dans un esprit de complémentarité et d'enrichissement mutuel.

Une relation de soins équilibrée doit permettre au soignant à tout moment de prendre un peu de distance par rapport à l'adolescent pour éviter une relation trop duelle et pour lui rendre tolérable ce dont il a besoin. Il n'y a pas nécessité d'avoir une relation de grande proximité ni  une position de toute puissance. Il n'y a pas non plus nécessité de couvrir tous les domaines de ses besoins,  la relation que l'on peut avoir avec lui étant limitée, chacun ayant à un moment déterminé un rôle spécifique, garant de la liberté du jeune, en respectant ses droits à l'intimité et à la confidentialité.

 

Cette organisation du soin va déboucher sur une évaluation, une orientation, une aide et si besoin une protection de ce jeune difficile :

 

- L'évaluation  clinique sera la plus globale et la plus précise possible. Elle nécessite une investigation soigneuse, une analyse affinée de la sémiologie actuelle en tenant compte de l'évolution de la symptomatologie qui s'inscrit dans une histoire individuelle et familiale, afin que cette évaluation ne soit pas appréciée à travers un prisme :

 

Ÿ Bilan somatique, en sachant qu'un examen clinique de qualité modifie la rencontre médicale avec l'adolescent. Il tient compte bien entendu des circonstances qui l'ont amené à nous rencontrer : maladie chronique, tentative de suicide, troubles du comportement alimentaire,  plaintes somatiques, problèmes psychosociaux… C'est une relation de soins qui "les touche" et qui répond à leurs préoccupations. C'est une relation de soins personnalisée, claire, cohérente et différenciée.

 

Ÿ Evaluation psychologique : elle sera réalisée par un confrère psychiatre afin de déterminer s'il s'agit d'un comportement réactionnel, d'un état pré délinquant ou d'une  psychopathologie  naissante ou avérée. Cette évaluation, même si elle demande parfois du temps,  est capitale car elle va déboucher sur une prise en charge la plus adaptée possible.

 

Ÿ Cette évaluation fera également  le point sur  la situation familiale, sociale, scolaire, professionnelle et culturelle : des rencontres avec les parents seront aménagées de façon systématique afin de les associer à la démarche thérapeutique. Il s'agit de voir quelle collaboration est possible, comment ils se mobilisent. Quand les parents flageolent, l'adolescent est encore plus déstabilisé. Il a besoin de tisser des relations personnalisées avec son père et avec sa mère, même s'ils sont éloignés. Chacun perçoit que les liens familiaux sont devenus fragiles et les nouvelles configurations familiales rendent également plus délicates la nécessaire expression de l'autorité.

Si besoin, des rencontres sont également réalisées avec  les travailleurs sociaux, éducateurs, lors de réunions ponctuelles ou programmées avec l'équipe soignante. Ces réunions seront l'objet d'échanges parfois de confrontations débouchant sur des propositions précises, aussi claires que possible, respectant les échéances, assurant des relais avec l'extérieur, évaluant les possibilités sur le terrain et les divers étayages possibles. Si besoin est, des contacts seront établis avec les représentants des milieux scolaires.

 

- L'orientation de la prise en charge sera décidée en fonction des constatations des divers intervenants, les diversités des situations soulevant des problèmes qui ne sont pas uniquement médicaux mais très souvent intriqués.

Pour répondre à cette demande, la prise en charge ne doit pas être étriquée, figée, repliée sur elle-même, chaque interlocuteur s'accrochant à ses prérogatives. Elle doit plutôt correspondre à une attitude souple, articulée qui s'intègre dans une dynamique de soins intelligente où les protagonistes interviennent de façon simultanée ou alternative.

Ces rencontres ne sont pas obligatoirement juxtaposées. Elles peuvent s'enchaîner, s'intégrant dans une dynamique ouverte, bifocale (somatique et psychologique) mais très souvent interdisciplinaire, s'articulant   grâce à des réseaux. Ceci  permet à chacun d'être bon dans son domaine tout en faisant un bout du chemin avec l'adolescent et en sachant, si besoin est, choisir le bon moment pour faire intervenir quelqu'un d'autre et passer le relais. Il y 'aura certes des zones de chevauchement qui ne doivent pas être des zones d'émiettement mais servir à un cadre de réflexion commune. Il faut dépasser les problèmes de territorialité. Une mauvaise orientation de cette prise en charge n'étant pas sans conséquence au moment où tout risque de basculer.

Le chevauchement des approches fait prendre conscience aux intervenants que les perspectives thérapeutiques seront  différenciées et complémentaires. Cela témoigne de la pluralité des réponses possibles aux  demandes auxquelles les interlocuteurs doivent faire face. Cette articulation des réseaux permet d'évoluer vers une complémentarité structurante et une bonne identification stratégique qui  répondent mieux aux attentes des uns et des autres. Ceci  permet un enrichissement mutuel et facilite des rencontres et des réflexions théoriques utiles pour mieux percevoir  et interpréter les demandes des adolescents difficiles, ceci dans un climat de clarté et de cohérence, avec réévaluation périodique de ce qui est fait.

 

L'aide et la protection du jeune seront enfin envisagées si la situation l'exige : demande d'aide éducative ou demande de protection judiciaire avec éventuellement prise en charge institutionnelle. Ceci n'a pas pour but de se substituer à l'autorité des parents (parfois en grand désarroi) mais de restituer à l'adolescent des règles et des limites.

Il faut cependant être conscient que certaines équipes, au vu  des ressources dont elles disposent, obligées de gérer une certaine pénurie en moyens et de praticiens, se trouvent dans l'obligation  d'adapter et parfois de se poser la question de réduire  l'offre de soins.  Devant les difficultés  réelles qu'elles peuvent rencontrer face à certaines situations qui  deviennent insupportables, l'équipe ne pouvant plus être contenante, un transfert vers un lieu plus adapté peut être  envisagé.

 

 

DIFFICULTES, ESPOIRS ET PERSPECTIVES…

 

Dans de telles circonstances, la concertation avec d'autres intervenants ne va pas  sans quelques résistances ou quelques difficultés. Il peut y avoir chez ce jeune difficile ou ses parents une certaine  appréhension par rapport à tout ce qui touche le psychologique ou l'éducatif. Il peut y avoir également une dissociation de l'appréciation de la situation au niveau des parents. Parfois, le moment pour faire intervenir quelqu'un d'autre peut être mal choisi,  l'indication est mal posée mais les problèmes sont enchevêtrés, la situation médico sociale est compliquée  et semble plus ou moins inextricable.

Mais l'extraordinaire diversité des itinéraires de chacun  nous montre comment un certain nombre, même broyés par la vie, semblant pris dans un engrenage dont on ne verrait pas l'issue, semblent résister aux chocs et peuvent se reconstruire à partir d'une image positive. Ces jeunes difficiles peuvent évoluer à condition de trouver les bons passeurs qui les mènent sur l'autre rive au bon moment avant  que tout ne bascule et risque de devenir irréversible.  Il ne faut pas les laisser flotter sans repère car cette dynamique de prise en charge  s'intègre dans une réalité en mouvement, nécessitant  un réel maniement  de l'espace, du lien et du temps, qui nous invite à :

 

- Nous soumettre aux contraintes de la temporalité : Bien que la temporalité soit une référence des adultes, le temps d'une rencontre ou d'une hospitalisation est mis à profit pour que les choses bougent et évoluent. Acceptant de se confronter à la gestion du temps, il convient de laisser "faire le temps": temps qu'il faudra se donner dans les décisions de prise en charge, temps qu'il faudra se donner pour prendre du recul, analyser et réfléchir. Le temps du corps n'est pas synchrone avec le temps psychique. L'adolescent souhaite souvent une relation temporaire, fugace, éphémère, parfois évanescente. La relation de soins ne s'envisage pas que sur du court terme. Il faut gérer l'immédiat, mais se préoccuper également d'une stratégie à plus long terme. Il s'agit d'une relation dynamique, confrontée à la rapidité d'une situation d'urgence ou au contraire à la relative lenteur d'une prise de décision. Ce rythme n'est pas toujours linéaire. Il est parfois discontinu avec des périodes de latence permettant de reprendre son souffle. Il y a un rythme à trouver auquel le soignant doit s'adapter. Il faudra faire la part entre ce qui est de l'ordre des turbulences de l'adolescence et ce qui est révélateur d'un trouble plus profond. C'est pour l'adolescent et ses parents le temps des échéances qui survient à un moment particulier de l'histoire et de la trajectoire de ce jeune sans oublier tout ce qui a précédé cette période de crise : son enfance, sa préadolescence, les épisodes de rupture, de souffrance, de deuil de violence dans un  contexte affectif et éducatif bien particulier.

 

- Aménager des espaces supportables et contenants : l'adolescent difficile a recours à l'espace pour gérer les relations. Il va répondre à une situation ponctuelle par un redéploiement dans l'espace. Il est utile de restituer un cadre et des limites qui  permettent de favoriser les échanges et les soins. Son comportement induit un réel aménagement de l'espace relationnel dans lequel une trop grande proximité sera vécue comme un empiètement réciproque et une trop grande distance sera vécue comme un abandon. Des difficultés potentielles peuvent survenir lors du passage d'un lieu de soins à un autre, d'un interlocuteur à un autre, ce qui souligne bien l'intérêt d'un cadre thérapeutique diversifié en aménageant des espaces différenciés sauvegardant la liberté de chacun.

 

- Maintenir et réactiver les liens : Bien sûr, aider l'adolescent à faire des liens entre ses actes ou ses symptômes et ses propres sensations, ses émotions ou ses expériences diverses, ce qui lui donne un rôle actif. Aménager des liens entre l'adolescent et le projet thérapeutique, entre l'adolescent et son entourage, entre l'adolescent et le soignant, entre les professionnels eux-mêmes. Réactiver les réseaux entre somaticiens, psychiatres, travailleurs sociaux, médecins scolaires, médecins généralistes, justice, monde professionnel, en tenant compte de ce qui s'est passé en amont et de ce qui se passera en aval, c'est-à-dire l'intérêt d'un suivi souvent bifocal à la fois somatique et psychologique. Ce réseau relationnel qui doit créer une réelle mobilisation s'inscrit dans le cadre d'une véritable filière de soins, ouverte sur l'extérieur, réalisant un maillage des liens entre professionnels. Cette articulation des réseaux permet à chacun de faire un bout du chemin avec l'adolescent, en sachant, si besoin est, passer le relais. La diversité des personnes et des structures facilite le déplacement et  les investissements de ce jeune difficile.

 

Donner la parole à un adolescent est un acte d'autorité, lui laisser la prendre est une marque de respect. Tout est dans la manière de faire.

 

Devant de tels adolescents, les professionnels savent que rien ne sera facile. Nous devons faire preuve d'intelligence stratégique pour offrir un jeu d'investissements suffisamment différenciés, impliquant concertation, cohésion et détermination. Devant des difficultés éventuelles, ne nous laissons pas gagner par l'envie de faire demi-tour, de nous esquiver ou d'adhérer à une prise en charge indifférente, inconsistante ou incohérente. Faire preuve d'autorité, c'est au contraire rassembler toutes nos potentialités pour proposer un accompagnement actif et concerté, nécessitant la collaboration de chacun d'entre nous.

 

 

 

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[1]  Y. JACQUET, Unité de soins pour Adolescents - Service de Pédiatrie - 1, rue Marengo - BP 507 – 49235 Cholet Cedex.