Actes de la Cinquième Journée
MÉDECINE et SANTÉ de l'ADOLESCENT

 

 

 

ADOLESCENTS DIFFICILES: entre AUTORITÉS et SOINS


QUELLE LOI POUR FAIRE TIERS CHEZ 
LES ADOLESCENTS ETATS LIMITES

 

M. BOTBOL[1]

 

Si l’on en croit les discours de nos équipes, la loi est un outil central des traitements institutionnels des adolescents présentant une tendance au passage à l’acte notamment dans le cadre d’une pathologie limite. Dans ces situations, on attend de la loi qu’elle participe à la fonction contenante de l’institution en venant fixer des limites qui s’imposent à tous, avec au fond cette idée, que cette limitation va conduire le sujet à la reconnaissance interne de la tiercéité qui est l’un des principaux objectifs de nos soins dans ces situations cliniques.

On attend donc de la loi qu’elle limite la tendance à l’omnipotence que l’on retrouve si souvent chez ces patients, mais aussi dans les équipes de soins soumises à l’induction contagieuse de mécanismes d’identification projective, eux aussi particulièrement fréquents dans ces configurations cliniques qui se caractérisent tout particulièrement par une tendance à agir dans la réalité externe la conflictualité que l’espace psychique interne ne peut contenir.

Si ce point de vue parait  peu contestable comme principe, les débats ressurgissent dès lors qu’il s’agit de décider de son application, c’est-à-dire dès lors qu’il s’agit de décider quand recourir à  l’exercice pratique de la loi.

Devant telle ou telle exaction des adolescents dont nous avons la charge, quand faut-il faire appel à la loi d’airain de la réalité externe ? Quand, autrement dit, faut-il « passer à l’acte » juridique ou réglementaire et faire appel à la réalité du droit ou à l’exercice implacable des règles institutionnelles ? Quelle autre transgression devra-t-on au contraire tolérer, en la « reprenant » dans le cadre des soins, cadre qui est certes référé à la loi mais n’appelle pas constamment à son exercice explicite. Autrement dit, quelle transgression doit être supportée dans le cadre des soins, et quelle autre impose le recours à l’autre ou à l’ailleurs du juridique ?

Ces questions sont d’autant plus cruciales que les exemples ne manquent pas où l’exercice implacable des règles ou des lois signifie la fin des soins, au nom du bien, tandis que l’omnipotence de l’équipe que l’on prétendait limiter par le recours à la loi se trouve souvent déplacée sur le choix d’appliquer ou non les règles et les lois dont l’exercice est inconstant.

Bien loin  d’être la panacée universelle que certains discours décrivent, la loi interroge donc sur son domaine d’application en clinique et sur les conditions de son efficacité dans certaines organisations psychopathologiques, notamment celles qui, comme les Etats Limite présentent la double particularité de fragiliser la tiercéité tout en favorisant le passage à l’acte.

Comme le précise Masterson (1971) et beaucoup d’autres, l’Etat Limite est en effet une organisation dont la cohérence n’est pas symptomatique mais psychopathologique avec un centre de gravité (Misès, 1990) qui se situe entre l'organisation névrotique et l'organisation psychotique.

Sur cette base se sont développés des points de vue psychopathologiques très divers, chaque auteur abordant la question par l'un de ses bouts. Se dégagent néanmoins quelques points d'accord essentiels, dont nous retiendrons ceux qui sont les plus pertinents pour notre propos d'aujourd'hui.

 

Le noyau psychopathologique des États limites paraît être la  nécessité de recourir aux éléments du monde extérieur pour combler les lacunes du fonctionnement imaginaire interne. En ce sens "l'État Limite est essentiellement anaclitique" comme le dit Bergeret (1970).

 

Ce n'est le cas :

• Ni de l'organisation névrotique où le fonctionnement psychique est suffisamment autonome de la réalité extérieure pour s'appuyer sur elle sans en dépendre,

• Ni de l'organisation psychotique où la rupture de contact avec la réalité conduit à la construction d'une néo-réalité délirante.

 

Autrement dit et du point de vue de la relation d'objet, les états limites ne sont pas anti-objectaux comme la psychose, mais leur objectalité est instable, étroitement dépendante de la concrétude de l'objet externe, et constamment soumise à la double menace de l'intrusion et de l'abandon.

 

Cette problématique psychopathologique centrale résulte de diverses défaillances repérées dans les Etats Limite par tous les auteurs psychanalytiques, même si elles sont diversement valorisées par chacun d'eux :

 

Ø   Défaut de l'imaginaire et du préconscient : (Mises, 1990) Ceci est notamment manifeste en ce qui concerne le registre de la transitionalité qui est en échec. La transitionalité, c'est à dire au sens de Winnicott, l’espace que le sujet crée entre lui même et l'objet externe de telle sorte que, dans cet espace, la question de savoir ce qui est à lui et ce qui est à l'autre ne se pose pas parce qu'elle est recouverte d'un halo d'illusion de continuité. Autrement dit, c'est quelque chose qui, en se situant entre l'objet interne et l'objet externe, permet d'amortir les effets de la réalité externe et de réduire ainsi la dépendance à l'objet externe.

Avec la défaillance de ce registre on constate que la possibilité de mobiliser les objets subjectifs est limitée ou contre investie, interdisant leur utilisation pour dépasser les désillusions et éviter de dépendre de l’objet concret et du double risque auquel il expose le sujet : l’intrusion ou l’abandon.

 

Ø   Défaut d'élaboration de la position dépressive et de la triangulation oedipienne qui rendent notamment impossible l'élaboration de l'ambivalence de l'objet et l'intégration des angoisses de séparation. Bergeret (1970) et Kernberg (1967)  insistent plus particulièrement sur ce point.

 

Ø   Défaut d'étayage précoce : obligeant le sujet à élaborer des solutions de colmatage. C'est un point essentiel pour Masterson (1971) qui fait des états limites,  notamment à l'adolescence, une conséquence d'un arrêt du développement du moi incapable de dépasser la deuxième phase du processus de séparation individuation.

 

Dans ces différentes perspectives, le contact avec la réalité n'est activement maintenu qu'au prix de mécanismes mentaux archaïques où dominent le clivage, l'identification projective, l'idéalisation ou le déni, réduisant le potentiel psychique du moi. L'objectif de ces mécanismes de défense psychique est de protéger le narcissisme en luttant contre la souffrance dépressive et contre la mentalisation, et en ramenant les investissements de l'objet vers le narcissisme.

 

En découlent des fonctionnements pathologiques comme :

·      La mise en acte impulsive à effet de décharge, sous tendue par une mentalisation aussi réduite que possible.

·      Le surinvestissement du monde externe, du corps, et de la sensation aux dépens de la pensée, du monde interne, et des mouvements qui les traverse.

·      La lutte active contre la dépendance psychique et contre le paradoxe qui fait que, « ce dont l’adolescent à le plus besoin est ce qui le menace le plus parce qu’il en a besoin », ce qui le menace le plus de cette dépendance à l’égard de l’objet qui constitue en elle même une blessure narcissique intolérable.

·       Devant la dépendance que ce paradoxe révèle, l’adolescent limite va d’ailleurs l’inverser en un désir d’emprise qu’il attribue à cet autre dont il redoute de dépendre, solution qui paraît somme toute narcissiquement plus supportable qu’un pur et simple constat de sa dépendance.

 

Il reste que la confrontation à ce paradoxe logique (Roussillon, 1981) est généralement inévitable pour les adolescents limite en particulier Comme l’a bien montré Winnicott (1969), ce type de paradoxe est même un puissant levier du développement puisqu’il permet d’articuler des couples d’opposés qui sont fortement activés dans les moments de mutation : dedans dehors, continuité discontinuité, et, dans le paradoxe que nous venons d’évoquer plus haut, narcissisme et objectalité.

Paradoxe potentiellement positif donc s’il peut être supporté et supportable sans que l’adolescent en souffrance n’ait besoin de le réduire en opposition ; paradoxe positif bien que sa mise à jour sous l’effet des mutations de l’adolescence ait un effet subjectivement pénible car elle sort la paradoxalité de son lieu psychique d’accueil habituel : l’espace transitionnel et son aire d’illusion, qui permettent de tolérer et de faire fructifier le paradoxe grâce ou flou et à l’ambiguïté dans lequel ils le maintiennent.

Pour que le paradoxe soit supporté, il faut en effet qu’il reste recouvert d’illusions ce qui suppose que l’espace transitionnel soit suffisamment préservé et fonctionnel, qu’il résiste en somme aux coups de la question brutale que pose le changement et la psychopathologie.

Dans le cas contraire, le paradoxe ne peut plus être tenu et l’opposition terme à terme remplace le paradoxe qui permettait la coexistence de ces termes en procédant à un changement de niveau. Dans le paradoxe que nous évoquions tout à l’heure cela revient à opposer terme à terme, investissement narcissique et investissement objectal, l’investissement de l’objet devenant hémorragique pour l’investissement narcissique.

 

On entre alors dans un conflit qui devient insoluble tout en imposant une résolution urgente ce qui a deux conséquences :

 

1 - tout objet qui devient significatif pour ces adolescents limite devient du même coup source d’une menace de dépendance que l’adolescent inverse en désir d’emprise qu’il lui attribue. L’objet perd ainsi toute fonction tierce au fur et à mesure de l’importance concrète qu’il prend pour le sujet et de la sollicitation qu’il fait de sa dépendance. Cette « détiercéification » atteint tout ce qui vient de l’objet, tous ses attributs, qui sont conçus comme autant de manœuvre pour augmenter son pouvoir d’emprise. Dans la mesure où c’est la tiercéité même qui se trouve ainsi attaquée, il n’y a aucune raison que la loi échappe à cette dérive : elle devient, elle aussi, un attribut de l’objet qui y fait appel.

 

2 - face à cette opposition narcissico-objectale, le sujet va, pour maintenir l’équilibre psychique de son moi, avoir recours de manière prévalente au surinvestissement de la réalité externe perceptive et motrice, sous la forme d’agir ou de conduite, pour contre investir son monde interne défaillant.

 

En regroupant les deux propositions précédentes on pourrait donc dire que, c’est précisément dans les cas où les agir sont les plus probables, c’est-à-dire les cas ou l’exercice des règlements et de la loi sont le plus couramment sollicités, que la fonction tierce de l’objet est la plus précarisée.

Autrement dit, c’est dans les cas où l’appel à la loi serait le plus utile que la loi court le plus le risque d’apparaître comme un des attributs de l’objet qui se charge de la rappeler, une arme pour servir le projet d’emprise qu’on prête à cet objet. Pour l’adolescent en souffrance, ce n’est donc pas un facteur limitant ou apaisant mais l’instrument d’un duel sans tiers possible facteur d’une excitation exacerbée.

La loi participe alors à la relation d’emprise réciproque et à la nécessité de recourir à l’acte. N’échappant pas au processus de « détiercéification » elle devient fondamentalement excitante en participant à une indifférenciation totalitaire qui met le sujet dans une situation d’impuissance d’autant plus insupportable qu’elle trouve souvent écho dans son histoire antérieure, réelle ou reconstruite.

Face à ce constat, que l’on peut faire si fréquemment, il nous faut, en tant que soignant, trouver une autre voie. Une autre voie lorsque cela est possible, c’est-à-dire lorsque l’exercice de la loi d’airain de la réalité externe n’est pas imposée par la loi et la logique juridique.

Cette autre voie se base sur le constat que contrairement à la loi, la tiercéité ne se décrète pas. C’est-à-dire le constat que la tiercéité n’obéit pas à la loi mais est au contraire le pré requis de son efficacité puisqu’elle est seule à même de permettre à l’exercice de la loi de ne pas constituer une attaque supplémentaire contre la tiercéité.

Insensible aux décrets la tiercéité doit donc se construire et c’est une des tâches essentielles de nos institutions que de le faire, pas à pas, en s’appuyant sur les interactions du quotidien ou sur des médiations plus spécifiques, activités où les objets sont présents même si ils s’attachent à ne pas s’imposer trop lourdement dans la vie du sujet qui craint de dépendre d’eux.

C’est donc par un aménagement progressif de l’environnement  soignant du patient (Botbol, 2000) que l’on va lui permettre de remettre en route les processus transitionnels et les illusions qu’ils autorisent. On peut ainsi ramener le paradoxe dans le flou de l’illusion qui le rend tolérable. Ceci permet au sujet de reprendre le risque d’investir l’objet comme tiers, dès lors que cet investissement ne s’oppose plus à la défense de son narcissisme. La loi peut alors retrouver la fonction différenciatrice qu’elle avait momentanément perdue.

 

Une vignette pour illustrer ce propos :

Valérie est une  jeune fille de 18 ans entrée à la clinique pour un syndrome dépressif sévère. Elle rapporte une histoire abandonnique et traumatique, paraît avoir vécu d’expédients, s’est droguée, prostituée, etc…

Dans le service elle échappe à tout, et à tous, se réfugie à l’extérieur de l’établissement ou dans sa chambre, passe son temps à fumer du haschich ou à s’intoxiquer autrement, seule ou avec un autre patient dont la problématique est proche.

Avec elle les seuls échanges « thérapeutiques » sont marqués du sceaux du réglementaire : ils ont lieu avec l’objectif de « reprendre » les transgressions concernant les sorties ou l’usage de toxiques. Devant le peu d’effet de ces « reprises » il est maintenant question d’appliquer strictement les règlements et donc de la faire sortir pour raisons disciplinaires. Lors de la synthèse qui précède cette décision, qui paraît inéluctable, les propos des soignants font apparaître à quel point les modalités de leurs interventions les éloignent de leur idéal soignant. Ils se vivent comme des policiers sans autre intention que celle de réprimer. Proposition leur est alors faite de développer, dans le service, des médiations thérapeutiques qu’ils n’envisageaient jusque là qu’avec une certaine réticence, pour des raisons vaguement corporatistes. Notre idée explicitée est de donner à l’équipe et à la patiente l’occasion de déplacer le conflit sur une exigence plus « thérapeutique ». Les soignants acceptent cette proposition, « pour voir ».

Malgré la résistance de la patiente et ses transgressions constantes du programme proposé, le travail du cadre sort alors de sa focalisation excessive sur le respect des interdits légaux et réglementaires, pour entrer dans une interaction plus directement centrée sur les soins proposés, notamment autour de la participation de la patiente aux médiations thérapeutiques qui lui sont indiquées.

Valérie quitte progressivement sa position de refus systématique et entre alors, subrepticement, dans le cadre qu’elle utilise pour dire son refus de ce même cadre. Progressivement, elle investit néanmoins positivement certains soignants, auxquels elle exhibe son autonomie, mais sur lesquels elle peut maintenant s’appuyer autour de l’alibi que lui donnent des activités créatrices dans lesquelles elle réussit de façon narcissisante pour tous. Ceci l’autorise finalement à accepter de demander les soins dont elle a besoin (y compris physiquement). Son attitude reste certes globalement transgressive, mais il s’agit pour l’essentiel de transgression dans le cadre. Les transgressions qui échappent au cadre, échappent au cadre, mais elles sont beaucoup plus contenues par la patiente qui a évolué dans son rapport à elle-même et aux autres.

Parallèlement Valérie continue de diversifier considérablement ses intérêts, elle vient de réussir son Bac, ce qui était difficilement envisageable au début de cette prise en charge.

 

 

Bibliographie

 

· Bergeret J. : Les états limites – Revue Française de Psychanalyse, 1970, 34, 4, 601-633.

· Botbol M., Papanicolaou G., Balkan T : Soigner les états limites au quotidien - Une "psychothérapie par l'environnement"; Enfances et Psy, 2000, 12, 96-104.

· Jeammet Ph. : Réalité interne et réalité externe à l'adolescence, Revue Française de Psychanalyse, 1980, 44, 481-521.

· Jeammet Ph. : Les destins de la dépendance à l’adolescence. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 1990, 38, 4-5, 190-199.

· Kernberg O. : Border line personnality Organisation, J. Am. Psychoanal. Assoc. 1967, 15, 641-685.

· Masterson J.F. : Diagnostic et traitement du syndrome Border Line à l'adolescence, Confrontation Psy. 1971, 7, 125-155.

· Mises R. : Les pathologies limites de l'enfance. 1990, PUF, Paris

· Roussillon R. : Paradoxe et continuité chez Winnicott - Les défenses paradoxales. Bulletin de psychologie, 1981, tome XXXIV, 350.

· Winnicott D.W. : La capacité d’être seul in De la pédiatrie à la psychanalyse. 1969, Payot, Paris.



[1] M. BOTBOL, Psychiatre des Hôpitaux, Directeur Médical de la Clinique Dupré, Fondation SEF - Sceaux